Ci’Num 2006, Adam Greenfield : « Everyware », pour un design humaniste des technologies ambiantes

Designer numérique et essayiste Adam Greenfield est l’un des architectes d’information les plus influents et reconnus aux Etats-Unis. Il a dirigé le département du design numérique du fameux cabinet Razorfish à Tokyo. Editorialiste, il vient de publier Everyware (Amazon), un ouvrage visionnaire sur l’informatique ambiante, bientôt traduit en France chez FYP Editions.

InternetActu.net : Votre ouvrage a pour titre Everyware. Que recouvre ce néologisme ?

Adam GreenfieldAdam Greenfield : « Everyware » est une expression qui rassemble une classe de technologies émergentes que l’on décrit de manières variées : « informatique omniprésente » (ubiquitous), « réseaux pervasifs », « médias tangibles », « intelligence ambiante », … Toutes ont en commun le fait d’affranchir les systèmes, appareils et services fondés sur le traitement de l’information du paradigme de l’ordinateur, pour les « libérer » dans le paysage et l’expérience bien plus vastes de notre vie quotidienne.

Même s’il peut y avoir des différences significatives entre ces différentes expressions, il me semble qu’elles produisent des effets qui seront ressentis de manière similaire, voire identique, par les être humains qui les utiliseront – et dans la mesure où je me concentre avant tout sur l’amélioration de l’expérience de l’utilisateur, j’ai défini un cadre qui reflète cette priorité.

En outre, par définition, ces technologies de traitement de l’information devenues omniprésentes s’adressent à un public beaucoup plus vaste, sans expertise particulière. Et je pense qu’il est essentiel de proposer à ceux qui croiseront ces systèmes dans leur vie quotidienne une explication aussi peu technique que possible. Si dans le même temps, l’expression « everyware » parvient à conserver une certaine rigueur en tant que définition, c’est encore mieux.

InternetActu.net : En quoi l' »everyware » diffère-t-il de la manière dont nous utilisons et vivons aujourd’hui les technologies numériques ?

Adam Greenfield : Les différences sont peu nombreuses mais importantes. Trois d’entre elles sont immédiatement visibles : d’abord, au lieu du lien binaire entre un service et un appareil, caractéristique de l’ère du PC, l’utilisateur de l’everyware interagit simultanément avec un grand nombre d’appareils et de services. En second lieu, ces appareils et ces services sont enfouis dans les objets et les surfaces de la vie quotidienne, d’une manière plus ou moins perceptible. Enfin, l’interaction avec ces services fait en général appel à la voix, au geste, au toucher, et plus du tout aux menus, pointeurs et autres accessoires qui caractérisent les interfaces graphiques des ordinateurs.

Mais la différence la plus importante est sans doute qu’à la différence de l’ordinateur individuel, dont l’usage résulte toujours d’un acte volontaire, on peut interagir avec l’everyware sans en avoir pris la décision consciente, sans y penser, sans le savoir ou même, sans le vouloir.

InternetActu.net : Pour vous, l’everyware ne change pas seulement notre relation à la technologie, il « restructure le monde et notre expérience du monde« . De quelle manière ? Avez-vous quelques exemples ?

Adam Greenfield : Je vois émerger un phénomène d' »autorisations différenciées », au travers duquel certaines personnes, du fait de certains attributs de leur statut social enregistrés quelque part dans une base de données, gagneront un accès préférentiel à certains lieux et services.

Bien sûr, le phénomène n’a rien de neuf en lui-même, mais il a généralement un caractère implicite dans nos relations sociales. Les technologies numériques requièrent, elles, que les choses soient encodées de manière explicite – ce qui réifie ces niveaux d’accès et les transforment en attributs indélébiles de votre personnalité, gravés dans le marbre numérique. Je crois que beaucoup de gens ressentiront un choc – social, psychologique, émotionnel – quand ils réaliseront que le monde ne reconnaît pas de manière universelle leur côté « spécial », leur sentiment de leur propre importance.

Pour prendre un autre exemple évident, je crois que l’everyware va s’immiscer dans les processus de socialisation, ceux par lesquels nous choisissons avec qui nous souhaitons entretenir des relations ou non. Nos opinions sur les autres vont acquérir le statut de toutes les valeurs numériques – elles vont devenir des faits -, elles vivront éternellement en dehors de nous, dans les réseaux que nous bâtissons pour les contenir, prêtes à ressortir lors de toute nouvelle interaction sociale. A nouveau, le fait d’expliciter et de rendre publiques des évaluations qui restaient jusqu’ici latentes et personnelles, aura des conséquences profondes, et pas nécessairement positives.

InternetActu.net : Quels genres de problème une application intelligente de l’everyware pourrait-elle nous aider à résoudre, quels besoins et désirs pourrait-elle combler ?

Adam Greenfield : Voici un exemple quotidien, presque trivial. J’ai un ami qui visite la ville de San Jose au Costa Rica, et qui rencontre beaucoup de difficultés pour circuler dans la ville. Il parle pourtant très bien espagnol. Mais il n’y a là-bas ni noms de rues, ni panneaux, ni adresses. Quand on cherche un lieu précis, les indications que l’on vous donne ressemblent à cela : « Le restaurant se trouve dans le quartier de Pavas, tout près de la rue principale. A partir de Sabana, quand vous vous dirigez vers l’ambassade américaine, la rue passe au-dessus de l’autoroute. Prenez la petite rue qui part sur la gauche juste avant ce croisement. Le restaurant se trouve à quelques mètres du coin de la rue. »

Je suppose que l’on s’habitue, mais se déplacer dans une telle ville, même pour un habitant, doit être vraiment difficile – et nous ne parlons pas de grandes métropoles telles que Seoul et Tokyo [où il existe également peu de noms de rues et d’adresses, Ndlr]. Imaginez combien il peut devenir plus facile de se déplacer d’un point à un autre quand l’everyware entre en jeu.

Comme le montre cet exemple, je pense que nous tirerons les plus grands bénéfices de nos investissements dans les technologies numériques omniprésentes dans les usages qui nous paraissent les moins héroïques – comme le disait Marc Weiser du PARC [inventeur du concept de ubiquitous computing au Palo Alto Research Center de Xerox, Ndlr], des problèmes de l’ordre de « Où ai-je mis les clés de la voiture, y a-t-il une place de parking libre, cette chemise que j’ai repérée la semaine dernière est-elle toujours en stock ? » Qu’il s’agisse de soucis à l’échelle personnelle, de questions minuscules, ne les rend pas moins importantes.

InternetActu.net : Il est facile de se sentir menacés par le côté « Big Brother » de ces technologies. Vous décrivez en revanche une dynamique assez différente, dans laquelle chacun d’entre nous met un peu d’everyware dans sa vie, et où les problèmes émergent plutôt de l’agrégation de ces petites décisions, plutôt que de scénarios totalitaires. En même temps, vous affirmez que « personne n’a jamais vraiment demandé l’everyware« . N’y a-t-il pas une contradiction ?

EverywareAdam Greenfield : Il est exact que je suis moins inquiet du risque de surveillance généralisée – quoique je le croie réel, préoccupant et qu’il faille agir dès maintenant pour l’éviter – que je ne le suis de la réalité d’un mauvais design. Pour le dire autrement, l’usage des technologies omniprésentes au service de la répression reste heureusement, pour l’heure, de l’ordre de l’hypothèse – alors que la qualité de nos vie souffre déjà du design négligent, mal pensé, voire carrément stupide de ces dispositifs.

Cas d’école : un système de paiement sans contacts basé sur une puce RFID que j’ai testé la semaine dernière à New York, qui réclame au moins deux fois plus de temps pour effectuer une transaction que la bonne vieille carte bancaire. C’est le spectre d’une vie faite d’une accumulation sans fin de moments de ce genre qui me hante, et contre lequel je souhaite surtout me battre.

Et c’est pourquoi je ne vois pas de contradiction entre mes deux affirmations. Après tout, aucun d’entre nous ne s’est jamais réveillé un matin en s’écriant « Hé, j’aimerais vraiment que des lecteurs RFID soient installés aux caisses du supermarché », non ? Nous demandons plutôt des transactions plus simples, moins de complications, plus de temps à consacrer aux choses qui comptent vraiment. Je cherche comment l’everyware peut se mettre en oeuvre dans le but de répondre à ces désirs.

InternetActu.net : Vous dites que si l’on s’y prenait mal, l’everyware pourrait apporter « un niveau sans précédent d’insatisfactions » dans nos vies. Comment ça ?

Adam Greenfield : Au-delà de l’exemple du système de paiement RFID que je viens de décrire, j’ai à l’esprit le système qui a déclenché l’écriture d’Everyware : le système numérique d’ouverture et de fermeture des portes de l’appartement de ma belle-mère à Seoul.

Cet appartement comporte plusieurs pièces, chacune munie d’une porte, et bien sûr une porte d’entrée. Chacune de ses portes est équipée d’une « fermeture numérique », un système d’accès sans clé qui, lorsqu’il enregistre le code approprié (à partir d’une clé RFID, d’un téléphone mobile ou du clavier intégré) ouvre la serrure, produit un signal sonore et prononce une courte phrase (synthétisée) en coréen.

C’est déjà ennuyeux la première fois – mais c’est seulement quand vous entendez une infinité de portes sonner et babiller de manière inintelligible à chaque fois que l’une ou l’autre d’entre elles s’ouvre, en toute circonstance, à toute heure du jour et de la nuit -, que vous commencez à réaliser à quel point notre environnement quotidien pourrait devenir désagréable, si les systèmes et services numériques qui y seront enfouis ne sont pas conçus avec beaucoup plus d’attention que ce n’est le cas aujourd’hui.

InternetActu.net : Comment prévenir ce risque ?

Adam Greenfield : Malheureusement, comme le montrent ces quelques exemples, il est déjà trop tard pour empêcher certains de ces problèmes de se produire. Je suis par contre encouragé lorsque je vois que des gens m’interviewent comme vous le faites et que d’autres lisent ces entretiens ; que le livre semble trouver son chemin en direction des acteurs qui sont en position de faire les choix décisifs sur la manière dont nous développerons ces technologies ; que je suis sans cesse invité à présenter l’ouvrage et les arguments que j’y développe ; enfin et surtout, parce que partout où je suis amené à intervenir, je rencontre des gens brillants et clairvoyants, qui imaginent des stratégies brillantes dans le but d’améliorer la situation.

Je continue donc à croire à ce que j’ai exprimé dans le livre : qu’il y a un réel espoir dans l’idée qu’un groupe représentatif de développeurs éclairés et d’utilisateurs actifs va prendre en mains l’émergence de l’everyware, un groupe qui réclamera pour les technologies omniprésentes un design responsable, un design humaniste.

InternetActu.net : A quel point êtes-vous optimiste ?

Adam Greenfield : La plupart des jours, à 51 %.

Propos recueillis par Daniel Kaplan.

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