Comment réglementer la manipulation – Journal of Behavioral Marketing

Cass Sustein (@casssunstein, Wikipédia), le père de l’économie comportementale (voir notre dossier) vient de publier un intéressant article de recherche intitulé “50 nuances de manipulation”. En plus d’être une réponse aux accusations de manipulation qui accablent l’économie comportementale, l’article tente de
distinguer ce qui relève de la manipulation et ce qui n’en relève pas et surtout interroge le rôle et la place de la réglementation de la manipulation, pour l’instant quasiment inexistante. 

Si le système légal sait gérer le mensonge et la tromperie, il est souvent plus démuni quand il est confronté à d’autres formes de manipulation douce, comme quand quelqu’un utilise des arguments relatifs à l’aversion aux pertes pour vous inciter à faire quelque chose ou simplement son ton de voix, ses expressions pour vous encourager à prendre certaines décisions… Ces formes qui peuvent sembler bénignes le sont pourtant d’autant moins à mesure que la science les documente. Tout ce que nous apprend le marketing sur le placement de produit et la conception du packaging par exemple imposera-t-il un jour un placement aléatoire ou un packaging neutre ? 

Pour Sunstein, “une déclaration ou une action peut-être considérée comme
manipulatrice quand elle n’engage ou n’exhorte pas suffisamment la capacité de réflexion et de délibération à choisir des gens”. Cette définition qui laisse volontairement planer un certain degré d’ambiguïté et d’ouverture montre qu’il n’est pas toujours évident de mesurer la manipulation et plus encore son niveau.

La manipulation se découvre le plus souvent après-coup, quand, en raison des
actions du manipulateur, on se rend compte qu’on ne pouvait pas prendre une
décision par soi-même. La marque distinctive de la manipulation est presque
toujours un sentiment de trahison. 

Le problème de la manipulation est
qu’elle ne respecte pas l’autonomie de chacun. Et le risque est que ceux qui en sont l’objet soient poussés à prendre pour leur propre bien-être le bien-être de celui qui les manipule. Pour les spécialistes de la déontologie, la question centrale est de savoir si les gens ont donné un consentement approprié à être manipulé ou si le manipulateur a correctement déduit le consentement du manipulé. Tout l’enjeu, estime Sunstein est de savoir quel intérêt défend le manipulateur.

L’usage de la manipulation crée le risque que le manipulateur n’ait pas
l’intérêt de l’utilisateur à l’esprit quand il le pousse à un choix plutôt qu’à un autre, mais le sien.

Autre dilemme : l’omniprésence de la manipulation. Du marketing à nos relations sociales, des rapports économiques aux rapports politiques, tout le monde semble chercher à nous manipuler. Cette omniprésence, et le fait qu’elle soit souvent sans grande conséquence, participe du fait que le système juridique ne soit pas construit pour l’éviter.

En effet, s’étonne Sunstein, la manipulation est rarement réglementée, sauf le plus souvent quand il y a mensonge ou tromperie avérée. Selon lui, cette absence de réglementation est à chercher dans les
multiples nuances
que cette réalité recouvre et dans un ordre social
qui valorisent la liberté de marché et d’expression. Mais, à mesure que les
motifs du manipulateur deviennent plus égoïstes ou vénaux, et que les efforts pour contourner les capacités délibératives des gens deviennent plus
ingénieuses, les objections éthiques à la manipulation deviennent plus
volontaires et l’argument de réponses juridiques plus justifiées. En fait,
l’évaluation des actes de manipulation dépend beaucoup du contexte. 

Tout le monde sait qu’une entreprise automobile cherche à vendre des voitures, et la convention veut qu’il soit acceptable qu’elle produise des publicités qui ne ciblent pas vraiment nos capacités délibératives (pour autant qu’elles ne mentent  pas). Pourtant, tant pour la publicité automobile que pour les campagnes politiques, il serait plausible de montrer qu’elles n’engagent ou n’exhortent pas suffisamment la capacité de réflexion et de délibération des gens. 

Pour Sunstein, la manipulation pose la question du respect de l’autre. Elle pose aussi celle du rôle de chacun et des normes en vigueur. Elle pose aussi la question du but de la manipulation : à qui veut-elle profiter ? Dans la plupart des situations, la suspicion sur les buts du manipulateur est parfaitement justifiée. Même si les objectifs du manipulateur sont admirables, les manipulateurs n’en savent peut-être jamais assez pour justifier leur action.

Pour Sunstein, la manipulation doit apprendre à être transparente, même si
celle-ci est une condition nécessaire, mais pas suffisante : la publicité
subliminale ne deviendra pas pour autant acceptable même si les gens sont
informés de sa présence. 

En fait, le coût de la manipulation repose surtout sur les intentions du manipulateur. S’il cherche à être nuisible ou à désinformer notamment, mais bien souvent la pression sociale ou celle du marché discipline leurs tenants. En fait, conclut Sunstein, nous avons des arguments pour combattre les formes les plus actives et néfastes de la manipulation, mais peu d’arguments pour combattre les formes plus insidieuses. 

Et c’est bien là le problème. C’est
tout l’enjeu de ce que pointait Bruce Schneier dans son dernier livre
.
Quand il dénonçait les risques de la manipulation psychologique à l’heure des systèmes apprenants… Et pour l’instant, force est de constater que Sunstein n’y répond pas. 

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