Renforcer les lois antitrusts pour briser les grands monopoles que construisent les Gafam ne suffira pas (voir à ce sujet, les propos de Tim Wu ou notre article sur la souveraineté fonctionnelle), clame une tribune publiée par le collectif d’auteurs Tech Otherwise (Tech autrement), qui estime qu’une autre technologie est possible (sur cet enjeu, voir également « De l’aternumérisme »).

Les chercheurs Wolmet Barendregt, Christoph Becker (@ChriBecker), EunJeong Cheon (@EJ_Cheon), Andrew Clement, Pedro Reynolds-Cuéllar (@pecuellar), Douglas Schuler (@doug_schuler) et Lucy Suchman ont été inspirés par les appels à définancer la police lancés par les mouvements abolitionnistes et en lutte contre le racisme systémique, comme Black Lives Matter – auxquels on pourrait ajouter ceux qui visent à « désarmer » le numérique. Le « définancement » consiste à inviter les communautés locales à décider de l’orientation des fonds publics, et notamment à réorienter les investissements disproportionnés dans la répression et la surveillance policière au détriment de l’action sociale. Pour le collectif, « pour réorienter le flux de revenus excessifs des Big Tech, nous devons transformer les conditions et les structures de financement qui les permettent ». Le but est de libérer des ressources pour soutenir un large éventail d’objectifs socialement bénéfiques, pour développer des infrastructures numériques qui servent les communautés et le bien public plutôt que les surveiller ou les limiter. Pour une réforme radicale, il faut abolir les conditions qui créent et normalisent l’emprise disproportionnée des Big Tech sur les infrastructures clés des technologies pour réduire leurs impacts négatifs sur la société et l’environnement. À l’heure où la pandémie a intensifié le rôle essentiel des technos dans la vie de chacun, où le secteur a été plus florissant que jamais, se réapproprier les technologies semble plus essentiel que jamais !

Page d'accueil du collectif Tech Otherwise

Dans leur tribune, le collectif questionne ce qui motive le financement des grandes entreprises de la technologie. Les Big Tech sont toutes nées depuis des recherches publiques, rappellent-ils à la suite des travaux de l’économiste Mariana Mazzucato. Ni les investisseurs ni les grands entrepreneurs de la tech n’ont pris la majeure partie des risques, contrairement à ce qu’ils nous font croire… L’État n’a pas seulement créé les conditions qui rendent la Silicon Valley possible, il a également financé la R&D et, dans de nombreux cas, soutenu les produits de la Silicon Valley jusqu’à leur commercialisation. Malgré son rôle central, l’État a été systématiquement privé des bénéfices générés par ses propres investissements dans l’innovation. La défiscalisation et la déréglementation ont permis aux grandes entreprises de n’avoir ni à rembourser l’État ni à payer leurs contributions fiscales, et leur permettent également souvent d’éviter de payer les amendes lorsqu’elles sont reconnues coupables d’infractions. Enfin, ce sont les utilisateurs qui génèrent une grande partie de la valeur de ces entreprises : Facebook et Google vendent les profils de leurs utilisateurs, en grande partie composés de contenus créés par ces derniers. Ces mêmes entreprises exploitent nombre de ceux qui travaillent pour elles, sous forme de travaux incertains, précaires et temporaires, distribués à l’échelle mondiale dans des « environnements à faibles droits » comme les appelle Virginia Eubanks. Enfin, ces technologies créent des monopoles de fait dommageables à la société dans son ensemble. Des monopoles qui menacent nos démocraties, notamment par un lobbying intensif au profit de leur pouvoir économique et de leurs idéologies politiques, c’est-à-dire faisant pression pour que « leurs intérêts privés passent avant les intérêts publics ». Les modèles commerciaux des Big Tech influent sur les processus politiques et perturbent les formes de gouvernance conventionnelle. Les gouvernements eux-mêmes tentent d’exploiter les capacités d’analyse et de surveillance de ces entreprises à des fins de renseignement, de sécurité et de gains de productivité des services publics. En devenant les bras armés des États, ils exacerbent la surveillance, la répression et les discriminations. Les Big Tech favorisent le solutionnisme technologique, donnant la priorité aux réponses technologiques et aux systèmes de surveillance sur tout l’éventail des questions sociales, économiques, politiques et environnementales auxquelles la société contemporaine est confrontée, marginalisant les réponses les moins intensément technologiques, quand bien même elles pourraient être plus appropriées.

De ces constats, le collectif appelle à étendre le projet de redistribution des ressources, c’est-à-dire à définancer la technologie, à la suite des appels du fondateur du Citizen Lab de Toronto, Ron Deibert (@rondeibert, notamment dans son livre, Reset, éditions Anansi, 2020) ou de celui de l’écrivain Cory Doctorow (@doctorow) qui invitait à « détruire le capitalisme de surveillance » (à lire en français sur le Framablog). Pour cela, la tribune appelle les entreprises de la tech à payer leurs impôts (rappelant que ces grandes entreprises sont les principales bénéficiaires de l’évasion fiscale – estimée à 100 milliards de dollars au cours des 10 dernières années pour 6 des plus grandes entreprises du secteur, à savoir Facebook, Apple, Amazon, Netflix, Google et Microsoft… et ce alors que le président américain Joe Biden annonce vouloir lancer une taxation minimale des multinationales). À rendre transparent leur lobbying. À rendre transparents leurs pratiques et leurs impacts, notamment leurs impacts sociaux et environnementaux, tout comme leurs pratiques de revente et d’exploitation de données. À exiger l’interopérabilité des plateformes, notamment pour faciliter la « portabilité de l’identité » afin de permettre l’émergence de modèles économiques alternatifs, y compris à but non lucratif, sans retenir les utilisateurs captifs. À ouvrir le droit à la réparation des appareils. C’est à la société civile (et aux gouvernements) d’agir pour exercer la pression et la force réglementaire nécessaire pour modifier les priorités de ces entreprises et leurs fonctionnements, rappellent les chercheurs, en invitant les autorités à interdire l’accès aux marchés publics aux entreprises qui ne respectent pas ces règles. Elles doivent également relancer les lois antitrusts et limiter les fusions anticoncurrentielles. Caractériser les plateformes comme des services de plateformes en interdisant aux Big Tech de posséder et monétiser à la fois leur plateforme et leurs utilisateurs, comme le proposait Elizabeth Warren. Étendre la responsabilité des producteurs pour atténuer les dommages environnementaux et l’obsolescence planifiée. Mettre en oeuvre un régime fiscal sur leurs bénéfices excessifs et les transactions financières. Mettre fin à la surveillance massive des États et l’accès aux données des plateformes. Établir des régimes internationaux de protections des données suffisamment robustes pour abolir le modèle commercial du capitalisme de surveillance. Réduire la dépendance des institutions publiques aux Big Tech dans les secteurs de la Défense, des services publics, de l’éducation, de la santé…

Les travailleurs de la tech ont également un rôle à jouer dans ces changements. Ils doivent s’organiser pour s’opposer, veiller à la responsabilité des systèmes qu’ils développent, soutenir les lanceurs d’alertes qui dénoncent les abus et construire des alternatives. Quant aux organisations de la société civile, c’est elles qui jouent aujourd’hui le rôle de chiens de garde et sont les relais de la mobilisation la plus efficace pour faire pression sur les entreprises et les autorités. Enfin, c’est à nous en tant qu’individus et consommateurs d’être également attentifs, individuellement et collectivement, en faisant pression sur les autorités pour défendre l’intérêt de tous, en résistant aux pratiques de surveillance, en boycottant les pires services, en utilisant et soutenant des services alternatifs…

Mais surtout, clame le collectif, le définancement de la technologie doit réorienter les flux d’argent ! Il doit permettre de refinancer ce qui nécessite un traitement prioritaire : l’urgence climatique, la protection de l’environnement, la réforme démocratique, la lutte contre les inégalités sociales ou la réforme de la justice pénale… qui toutes manquent de ressources. Mais surtout, insistent-ils, il est nécessaire de se concentrer sur des développements technologiques visant à répondre aux besoins des gens tout en restant sous le contrôle de la communauté. Ce que le collectif appelle, dans un contexte très américain, la « technologie communautaire », qui tient surtout d’une coproduction de la technologie qui vise à ne pas faire « pour nous sans nous »

Ces technologies communautaires qui visent à réimaginer les infrastructures technologiques, bénéficieraient d’une redistribution des revenus des grandes entreprises technologiques. L’idée est de réorienter les modèles de financement vers le bien public plutôt que vers le profit privé, en servant mieux les intérêts individuels et collectifs. Pour cela, les chercheurs invitent à reconnaître que, de fait, les grands services technologiques sont des infrastructures de services publics, qui, à l’instar des services publics antérieurs tels que l’eau, l’électricité ou les télécommunications, ne devraient pas être exploités par des monopoles sans contraintes. Au contraire, ils « doivent répondre à des critères d’intérêts publics », notamment « être gouvernés et soumis à une obligation démocratique et rendre des comptes en tant que services publics, afin que tous puissent en profiter librement et équitablement tout en contribuant à leur orientation ». Pour les chercheurs, la technologie communautaire est « un hybride entre la gouvernance classique des infrastructures sociétales par les services publics et l’innovation communautaire ». Les innovations clés des Big Tech sont nées d’initiatives communautaires à but non lucratif, rappellent les chercheurs qui évoquent à la fois le pionnier Homebrew Computer Club ou comme le Los Angeles Community Action Network, un réseau de sans-abris devenus célèbre dans les années 90 pour avoir documenté en vidéo les violences policières à son encontre et qui reste l’un des grands acteurs technocritiques américains. Si celles-ci sont toujours actives, les initiatives non lucratives sont restées souvent marginales par manque de ressources (à l’exception notamment de Mozilla, Wikipédia et Open Street Maps… auxquels ont pourrait ajouter par exemple Internet Archive ou Signal… qui ont pour caractéristique commune de n’être pas des entreprises). Or ces initiatives qui produisent des biens communs aujourd’hui ne reçoivent pas de soutien public comparable à celui qui a pu bénéficier à d’autres époques à la fondation des écoles publiques, des bibliothèques ou des services postaux, qui n’existeraient pas sans un financement public important. Et les chercheurs d’appeler au développement d’un fonds, d’une « bourse publique démocratiquement gouvernée » pour soutenir les services numériques essentiels à tous, c’est-à-dire des biens publics de valeur, à l’image par exemple du projet Waves à Baltimore, un fournisseur d’accès à internet communautaire – les auteurs dressent d’ailleurs un parallèle entre un large éventail d’initiatives de mises en réseau communautaires, tels que documentés par le Journal of Community Informatics et la proposition d’auto-organisation organique des plateformes coopératives, telles que Turkopticon, SherpaShare, Contratados… qui permettent d’éviter les dérives liées à l’aspect propriétaire des plateformes comme la recherche de la rentabilité financière ou l’exploitation des travailleurs. Le refinancement communautaire devrait être basé sur une responsabilité plus partagée de tous les aspects du cycle de vie des technologies, de l’éducation à la réparation, mais aussi lié à une attention particulière à leurs implications sociales et environnementales. L’enjeu est de fournir des ressources au déploiement infrastructurel d’institutions démocratiques, à l’image du Conseil consultatif des citoyens sur la technologie de la ville de Seattle comme de la proposition d’une « Corporation for Public Software » proposé par les chercheurs Todd Davies et John Gastil (@jgastil) (qui fait explicitement référence à la Corporation for Public Broadcasting, l’organisme américain de soutien aux médias et contenus audiovisuels publics). L’enjeu ici consiste à promouvoir du « logiciel public » (public software), notamment des systèmes pour la délibération à l’image des initiatives de la ville de Barcelone, comme le Ciutat Refugi qui travaille à aider les réfugiés ou bien sûr, Decidim, le système de gouvernance participative utilisé désormais bien au-delà de la seule ville de Barcelone. Les logiciels publics pourraient s’étendre à d’autres enjeux, comme le développement de coopératives de données (à l’image des projets Sentilo et Decode à Barcelone là encore, permettant de mettre à disposition des données pour le bien public) ou les projets de recyclage comme Free Geek ou Reboot Canada pour fournir une informatique abordable et durable…

Changer la trame de la fabrique sociale et technologique est essentiel pour changer la technologie conclut le collectif. Qui invite à résister à l’accaparement de nos infrastructures d’information et de communication (et plus largement de nos infrastructures publiques) et à réorienter les ressources vers des initiatives orientées vers, par et avec les communautés les plus impactées par les transformations technologiques. À mesure que la technologie se diffuse toujours plus profondément et de manière de plus en plus opaque dans nos relations, dans nos environnements de vie, il est essentiel (et plus difficile) de soutenir des orientations plus critiques, réaffirment-ils.

Si la proposition du collectif Tech Otherwise est intéressante, on regrettera pourtant qu’il s’intéresse assez peu aux structures de financement de l’innovation. Pour « rediriger » le financement vers d’autres formes d’innovation, il est certainement nécessaire d’observer plus avant comment fonctionnent ces financements. La tribune a l’avantage de fixer un objectif dont il reste à creuser bien des modalités concrètes.

Hubert Guillaud

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