Demain, vaudra-t-il mieux être un expert ou un généraliste ?

Dans un long article de The Atlantic, le journaliste Jerry Useem revient sur la disparition des experts. Il part d’un exemple assez original, celui d’un navire de combat côtier américain, le USS Gabrielle Giffords, construit en 2014 sur le principe de la modularité. Mais le plus surprenant et le plus moderne n’est pas le navire en lui-même – qui l’est pourtant – que son équipage : c’est l’un des premiers navires de la marine capable de fonctionner sans « spécialistes » à son bord. Les 40 hommes d’équipage ont tous plusieurs fonctions et sont appelés à faire tous les métiers ! Une conception de l’organisation à mille lieues du fonctionnement extrêmement hiérarchique, compartimenté et spécialisé de la Marine.

Capture d'écran de l'article de Jerry Useem pour The Atlantic

Les experts et les spécialistes vont-ils disparaître ?

Ce fonctionnement repose sur le concept d’« effectif minimal » et consiste à remplacer des spécialistes par des généralistes… Un concept qui est plus familier à certains spécialistes du management qu’aux militaires. Pour Erica Volini, consultante chez Deloitte, l’un de ces grands cabinets de conseil qui transforme un signal en tendance de fond, 70 à 90 % des travailleurs occuperont dans 10 ans des emplois de ce type, hybrides, c’est-à-dire des postes combinant des tâches autrefois exercées par plusieurs personnes exerçant différents métiers. C’est déjà le cas d’ailleurs, nombre d’industries ou de sociétés de services proposent dès à présent des postes multiactivités, faisant passer l’employé d’un poste l’autre en fonction de la demande ou des besoins. Plus que des moutons à cinq pattes, ce que les entreprises recherchent ce sont des gens capables d’assumer plusieurs rôles, « agiles » comme on dit d’une manière positive ou plutôt « flexibles », quand on prend le pouls de cette réalité… Le phénomène serait accéléré par l’automatisation qui grignote les tâches les plus routinières, souligne Jerry Useem. Peut-être plutôt par l’exigence de nouveaux seuils de productivité et une surveillance continue des employés qui visent à optimiser la moindre activité.

Le paradoxe de cette évolution est que l’économie du savoir semble peu à peu dévaloriser le savoir lui-même. Les spécialistes des ressources humaines commencent à conseiller d’arrêter d’embaucher du personnel en fonction de leur expérience. Pour John Sullivan, spécialiste en recrutement pour la Silicon Valley, apprendre à maîtriser quelque chose ne sert plus à rien. Désormais, l’évolution de l’économie nécessite un nouveau type d’employé, doté de compétences et de capacités multiples plus qu’uniques. Une évolution qui n’est pas sans implications sur la formation qui bien souvent cherche à transformer chacun en spécialiste.

L’article explique longuement comment la Marine américaine a procédé pour parvenir à ce nouveau type d’organisation, en constatant notamment que tout son personnel actuel n’allait pas devenir du jour au lendemain polyvalent. Pour rassembler l’équipage de l’USS Gabrielle Giffords, elle a fait passer aux aspirants des tests pour leur évaluer leur capacité à affronter des « environnements à tâches fluides », afin d’identifier les personnes capables de s’adapter à cette exigence de flexibilité… Sous la supervision du psychologue Zachary Hambrick, directeur du laboratoire de l’expertise de l’université d’État du Michigan, les tests ont notamment recalé les aspirants qui présentaient un degré élevé de « conscience » professionnelle, une caractéristique qui était jusqu’à présent un prédicteur d’un comportement professionnel positif. Pour ce nouveau type de postes, les personnes consciencieuses ne sont pas les meilleurs candidats. C’est le constat que dressait également le spécialiste de la prise de décision, Jeffery LePine. Ce sont en effet les personnes ouvertes à de nouvelles expériences, à la distraction, qui sont le plus à même de s’adapter à la polyvalence.

Couverture des ProdigesPas très consciencieux, ouvert à la distraction potentielle, peu expérimenté, doté d’une « intelligence fluide »… : telles sont les nouvelles caractéristiques psychologiques des candidats à l’emploi de demain. Un profil bien éloigné de l’employé modèle, engagé, tenace et consciencieux que célébrait Malcolm Gladwell dans Les prodiges, dont le succès était lié à une pratique assidue (la fameuse théorie des 10 000 heures de pratique) ou la psychologue Angela Duckworth dans L’art de la niaque. Dans les environnements stables que ces deux auteurs évoquaient (comme les échecs, le tennis, le piano, l’enseignement…), la stricte routine, l’application et la persévérance sont assurément des atouts… Mais dans les environnements plus incertains, ces qualités le sont beaucoup moins. C’est le constat que dressait aussi Paul Bartone de l’université Nationale de la Défense américaine qui a étudié les capacités psychologiques des diplômés de West Point pour renverser leurs aptitudes : « les prédicteurs traditionnels [de la performance] ne semblent pas tenir dans l’environnement opérationnel rapide et imprévisible dans lequel les officiers militaires travaillent aujourd’hui ».

Les spécialistes en sciences comportementales Matthew Fisher et Frank Keil du laboratoire Cognition et développement de l’université de Yale parlent d’ailleurs de « malédiction de l’expertise ». Pour eux, trop souvent, les experts n’interrogent pas la structure de leurs connaissances pour y regarder ce qui n’est plus à jour.

La polyvalence n’est pas magique !

Pourtant, la polyvalence n’est pas magique. L’équipage du USS Gabrielle Giffords ne sait pas tout faire. Plusieurs incidents ont nécessité d’attendre le passage d’experts pour résoudre certains problèmes. Le manque d’expertise par exemple, a conduit à ne pas voir une dégradation des moteurs et a nécessité des réparations tardives et coûteuses… Le module de formation du personnel a dû être revu pour améliorer la surveillance et le double contrôle. Mais, pour l’instant, l’amélioration de la formation reste insuffisante. Les navires de ce type se sont révélés peu fonctionnels, peu aptes à pratiquer leurs missions. Pour la Navy, ces problèmes montrent la difficulté à changer de paradigme, sans réfléchir suffisamment aux inconvénients. Si le concept d’effectif minimal peut fonctionner, ce n’est pas sans conséquence sur les entreprises ou les institutions qui s’y convertissent. La Navy ne parle pas d’échec, mais envisage un développement limité de ces techniques qui nécessitent encore des réglages et d’apprendre de leurs erreurs.

Pour Jerry Useem, ces difficultés montrent que l’expertise n’est pas morte. Dans nombre de secteurs, l’expertise est et restera essentielle. En fait, il semble surtout que l’expertise n’échappe plus à la mesure de son rendement, comme le pointe la méta-analyse de Zachary Hambrick, qui constate que la spécialisation a un impact différent selon les professions… Si elle explique les performances dans le jeu, la musique ou le sport, c’est beaucoup moins le cas dans d’autres secteurs, et notamment dans le monde professionnel. Reste que si son importance est peut-être moindre qu’on ne le défend souvent, se spécialiser demeure encore la clé de la plupart des métiers. Chez IBM, le conseiller de carrière automatisé Myca conseille encore bien souvent aux employés de faire des formations spécialisantes… dans des domaines où la demande interne est forte et qui permettent de faire évoluer sa carrière. Sullivan, le spécialiste du recrutement de la Silicon Valley a proposé à Useem d’abandonner la presse écrite pour la vidéo ! Pour l’instant, plus qu’une déspécialisation, la polyvalence invite surtout à être spécialiste dans plusieurs domaines.

Couverture de The RangeUn autre article de The Atlantic revient sur le nouveau livre du journaliste David Epstein (@DavidEpstein), Range (La gamme des compétences : pourquoi les généralistes triomphent dans un monde spécialisé), un livre qui interroge justement la valeur de la spécialisation et du comportement des parents vis-à-vis de l’orientation de leurs enfants. Epstein évoque ainsi deux modèles opposés, l’un symbolisé par le golfeur Tiger Woods, orienté vers ce sport dès son plus jeune âge par son père pour en acquérir tous les talents et de l’autre le tennisman Roger Federer, qui a pratiqué plusieurs sports enfant et adolescent avant de se spécialiser dans le tennis et qui a longtemps continué à pratiquer plein de sports pour développer d’autres formes de coordination. Si ses parents l’ont encouragé à acquérir l’esprit sportif, ils l’ont aussi incité à expérimenter et essayer par lui-même, pour découvrir le sport qui lui plaisait. Pour Epstein, l’idée d’une spécialisation précoce semble une erreur, explique-t-il en citant une étude sur de jeunes musiciens, qui montrent que ceux qui y réussissent le mieux sont ceux qui pratiquent le plus après avoir identifié l’instrument qui leur convenait le mieux plutôt que de se voir imposer un instrument dès le plus jeune âge. Pour Epstein, souligne Quartz, la spécialisation et la répétition ne sont efficaces que dans des secteurs où les règles sont strictes et les résultats facilement mesurables. Mais dans la plupart des situations, nous avons surtout besoin d’une grande flexibilité intellectuelle. Pour Epstein, comme il le confie à The Verge, nous devrions agir avant de penser… Ou, comme le dit la spécialiste du comportement organisationnel Herminia Ibarra (@HerminiaIbarra), « nous apprenons qui nous sommes dans la pratique, pas en théorie ». Pour Epstein, les meilleurs apprenants ont la particularité de réfléchir à ce qu’ils ont fait, car ils apprennent ainsi qui ils sont.

Ce qui peut être également le cas des meilleurs experts…

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