Annie Chéneau-Loquay : « Ce qui sert le plus en Afrique, c’est la voix »

Le développement de modes alternatifs d’accès à l’internet en Inde (voir Accès collectifs en milieu rural : le « far net » indien) est loin de refléter la situation des régions rurales ou non connectées des autres pays « émergents », pauvres ou en « voie de développement », où les problèmes de connectique sont autrement plus compliqués que dans les pays développés. Car au-delà des types de connexion (satellites, filaires, sans fil ou asynchrones*), ce qui mine le plus le développement des NTIC dans ces contrées n’a rien à voir avec les problèmes d’accès au réseau : pannes répétées de courant électrique (de quelques secondes à plusieurs dizaines d’heures), onduleurs ne suffisant pas à réguler proprement le courant, générateurs trop chers… L’électricité, perçue par beaucoup de ruraux comme le principal vecteur de progrès, et la première nécessité, est aussi leur principal handicap. Et en dépit des progrès fait en matière de panneaux solaires, ceux-ci restent encore inadaptés, et bien trop chers.

Dans une remarquable synthèse (.pdf) sur le déploiement des nouvelles technologies dans les régions en voie de développement, parue en juin dernier dans le journal de l’Institute of Electrical and Electronics Engineers (IEEE), le TIER (Technology and Infrastructure for Emerging Regions, un groupe de travail basé à l’université de Berkeley) considère ainsi qu’il faudrait repenser l’alimentation des PC, et la conception de leurs cartes mères. Les batteries, quant à elles, s’épuisent trop vite, tout en ayant un impact environnemental, mais aussi sanitaire, catastrophique (nombreux étant ceux qui ont pris l’habitude d’y rajouter du plomb afin d’en prolonger la durée de vie). Enfin, si une ampoule ou une cuisinière électrique ne pâtissent guère des variations de voltage et de courant, tel n’est pas le cas des ordinateurs, bornes wifi et autres composants électroniques conçus par et pour les infrastructures occidentales.

http://mali.geekcorps.org/

Le problème se pose également avec la chaleur et l’humidité, les PC du nord supportant difficilement les conditions climatiques des pays du sud. Geekcorps est une ONG qui, comme son nom l’indique, envoie des « geeks » (passionnés d’informatique) dans les pays en voie de développement afin d’y déployer des outils de télécommunications. Son antenne malienne lançait ainsi récemment un concours de refroidissement pour CPU, rappelant que la température est en moyenne de 48°C pendant la saison chaude, avec des pointes à 55°C. Désert aidant, s’y rajoutent la poussière et le sable du Sahara. L’électricité coûtant vingt fois plus cher qu’en Occident, la climatisation est hors de question. Les frais d’expédition et les taxes douanières étant ce qu’elles sont, il leur faut, en sus, pouvoir fabriquer localement cette solution de refroidissement à partir de « matériel que l’on peut trouver dans des quincailleries, ou encore des pièces standard d’électroménager, de mobylettes ou d’automobiles« . La bidouille ne leur fait pas peur : « pour vous donner une idée, nous construisons des antennes pour des réseaux sans-fil à partir de fil de fer, de boîte de conserves« , et même de bouteilles en plastique….

Paradoxalement, ce type de problèmes techniques, et les bidouillages qu’ils entraînent, pourraient contribuer au développement des NTIC, mais aussi de l’économie locale. C’est du moins ce que pense Annie Chéneau-Loquay, directrice de recherche au CNRS dans le laboratoire du Centre d’études d’Afrique Noire de l’IEP de Bordeaux et coordinatrice de l’observatoire Africa’nti de l’insertion et de l’impact des TIC en Afrique. Dans son introduction à l’ouvrage collectif Mondialisation et technologie de la communication en Afrique, elle montre ainsi comment l’explosion du marché de la téléphonie mobile en Afrique a entraîné la création d’un véritable marché parallèle, ou plutôt d’une économie informelle, notamment en termes de support technique, pièces et main d’oeuvre.

Plus encore, elle estime que « les NTIC font naître un nouveau modèle de ville, la « ville monde informelle » comme celle d’Alaba au Nigéria près de Lagos« . Réunissant 50 000 commerçants générant plus de deux milliards de dollars annuels de chiffres d’affaires, Alaba représente 75 % du marché électronique de l’Afrique de l’Ouest : « partout, des antennes de trente mètres de haut surgissent des entrepôts-boutiques du marché. D’énormes antennes paraboliques trônent de façon précaire sur les toits frêles. Lorsque le marché est vide, celui-ci ressemble plus à un centre de communication qu’à un centre commercial…« , rapporte pour sa part l’urbaniste Rem Koolhas, qui voit en Alaba le « paradigme du modèle futur de la « ville monde » produite par la société de l’information« .

Annie Chéneau-Loquay travaille aujourd’hui à la constitution d’un Groupement de recherche international sur les TIC et le développement dans le sud, qui regroupera 16 laboratoires en France, en Norvège, dans le Maghreb et en Afrique du Sud. Accompagnée de Moda Gueye, l’un de ses étudiants, auteur d’un DEA sur la « Dynamique des réseaux et des systèmes de communication des commerçants sénégalais en France » (.pdf), elle revient sur les obstacles, et enjeux auxquels sont confrontées les NTIC dans les pays émergents.

InternetActu.net : Quel est le poids des institutions internationales sur le développement des TIC dans les pays du Sud ?

Annie Chéneau-Loquay : Il est énorme : elles ont été les premières à développer un discours à ce sujet, très utopique et relevant d’une conception déterministe des TIC, qu’elles ont placées dans leurs priorités dès 1997-1998. Progrès technique, social et humain paré de toutes les vertus (sésames pour le marché, outils de libération individuelle à même de stimuler la vie politique et la cohésion sociale, ainsi que de réduire la corruption), les TIC étaient présentées comme l’outil qui pourrait permettre d’en finir avec la pauvreté au XXIe siècle… Aujourd’hui, la question reste encore polluée par cette vision « globalisée », volontariste et condescendante des espaces défavorisés, encore que ces instances internationales (Banque Mondiale, Fonds Monétaire International, etc.) se remettent un peu en question, sans trop le dire.

Ainsi, et après avoir activement soutenu le modèle des télécentres et autres accès collectifs, elles ne repensent plus le développement des NTIC en ces seuls termes. Depuis la « grande époque » des télécentres, en 2001-2002, nombreux sont ceux qui ont fermé. Le problème, c’est la soutenabilité, la pérennité, il faudrait que ça suive d’un point de vue financier, les machines ont besoin d’être renouvelées, et maintenues, et le bénévolat dans les télécentres communautaires a ses limites. Il y a un problème de rentabilité, de compétences aussi : beaucoup bricolaient mais ne s’y connaissaient pas, on confiait ça au petit frère ou à la cousine, qui ne savent qu’aller sur Yahoo ! Et quand il faut renouveler le matériel, même si les prix ont baissé et qu’on trouve des magasins d’assemblage, ou que l’on peut récupérer de vieux PC, ce n’est guère apprécié, les gens veulent avoir le nouveau matériel. Aujourd’hui, on constate une certaine stabilisation : des télécentres ferment, d’autres se créent, mais regardez le mouvement des radios libres : il y a eu prolifération et finalement le meilleur reste.

Aujourd’hui, on est d’ailleurs plus sur l’idée du multimédia, en associant les NTIC à la radio, et l’Unesco parle de centres multimédias communautaires et associe internet et radio : de plus en plus de radios se connectent à l’internet afin que les journalistes puissent rediffuser à leurs auditeurs les informations qu’ils y trouvent. Le Wi-Fi commence aussi à intéresser les gros opérateurs (Alcatel et France Télécom par exemple) qui se disent qu’il y a peut-être de l’argent à se faire avec cette forme d’altercommunication, au vu du nombre de personnes qui seront concernées lorsqu’elle se généralisera. On est à l’aube de tout ça, c’est un peu la dernière frontière. Il y a enfin l’administration électronique, que tous les pays sont incités à adopter par la Banque Mondiale, ainsi que par Microsoft, qui exerce une très grosse pression et, par exemple, fait des prix pour tout le ministère de l’éducation au Sénégal afin de généraliser la commercialisation de ses logiciels, et lutter contre les logiciels libres.

InternetActu.net : Et quel rôle joue la diaspora ?

Annie Chéneau-Loquay : Je préfère laisser parler Moda Gueye, qui a beaucoup travaillé la question.

Moda Gueye : L’originalité et la caractéristique des pays africains, c’est que l’émigration est très forte, et le rôle de la diaspora fondamental : les financements et les capitaux viennent de la diaspora, c’est beaucoup plus important que l’aide internationale. Il existe une foule de systèmes de transferts d’argent et de formes de micro-crédits, à l’instar de la Grameen Bank, mais de façon informelle, via des commercants, des marabouts ; il suffit de téléphoner pour dire qu’on verse de l’argent sur le compte d’un commerçant à Paris pour qu’il soit récupéré au pays par la famille. Il n’y a plus plus vraiment de valises, mais plutôt des relations d’homme à homme, tous ces gens vivent et travaillent en réseaux, et passent des coups de fil : 40 % de la téléphonie mobile est dûe aux membres de la diaspora. Ils utilisent les téléphones mobiles ici, en France, avant de les laisser là-bas à leurs parents, sous forme de cadeau ; ils équipent aussi les domiciles en téléphones fixes, et la plupart des télécentres ont été créées ou appartiennent à des migrants : au lieu d’envoyer chaque mois de l’argent à leurs parents, ils investissent dans quelque chose qui va générer des revenus et créer des emplois. Pour ce qui est des usages, il y a beaucoup de radios sénégalaises rediffusées sur le Net, et beaucoup de migrants appellent pour participer aux émissions interactives et discuter de l’actualité culturelle, politique, sociale, c’est aussi un moyen de donner des nouvelles à sa famille. Enfin, ils sont aussi de plus en plus nombreux à utiliser Skype, y compris en famille, dans les cybercafés, quand ils ont quelque chose d’important à dire.

InternetActu.net : Les opérateurs locaux représentent-ils une alternative prometteuse ?

Annie Chéneau-Loquay : Les fournisseurs d’accès internet (une quinzaine au Mali, par exemple) sont généralement connectés à l’internet via une antenne Vsat (Very small aperture terminal, voir la fiche d’expertise : « L’internet par satellite« ) : en principe c’est interdit, mais si les gros opérateurs, comme la Sonatel au Sénégal, fournissaient un service correct, ils n’en auraient pas besoin ; alors c’est toléré. Les instances internationales ont voulu libéraliser le secteur, mais mêmes privatisées, les anciennes sociétés publiques veulent garder leur monopole et, même si elles ne donnent pas satisfaction, il est très difficile pour les petits opérateurs de s’installer. Le plus intéressant serait de développer la fibre optique, parce que c’est ce qu’il y a de plus fiable et de meilleure qualité, mais il faut tirer les câbles, et les prix sont beaucoup trop élevés. Toujours au Sénégal, il y a Manobi, montée par un Français qui a commencé en faisant de l’accès Wi-Fi pour les paysans. Des gens relèvent les prix sur les marchés, ce qui permet aux paysans d’en être tenus informés par le Wap sur leurs téléphones mobiles. Mais peu de paysans l’utilisent et le service n’est pas encore profitable, l’entreprise se dirige donc vers d’autres services plus rentables. Les pêcheurs, dont les associations sont très puissantes et qui contribuent notablement à la richesse du Sénégal, utilisent quant à eux énormement des téléphones cellulaires associés à la localisation GPS parce qu’ils peuvent téléphoner aux mareyeurs pour dire qu’ils arrivent avec tant de poissons, ou pour constituer des bases de données, mais ils ont encore des problèmes de relais.

InternetActu.net : Quelles différences faites-vous entre l’accès aux réseaux en Afrique et en Asie ?

Annie Chéneau-Loquay : Les problématiques ne sont pas les mêmes : la première différence, c’est la démographie, bien plus importante en Asie. Il y a aussi de grandes inégalités géographiques, les villages africains étant souvent bien plus espacés, et moins peuplés. Il y a aussi le problème de l’alphabétisation, et le fort taux d’illettrisme en Afrique. En milieu rural, cela devient une véritable gageure en termes d’infrastructures et les entreprises privées sont d’autant plus frileuses que le seuil de rentabilité est très difficile à atteindre. Ce qui sert le plus en Afrique, c’est la voix : la radio y est prépondérante, la téléphonie mobile explose, Skype fait un tabac… alors que l’internet, l’écrit, c’est plus difficile, ça s’adresse à des gens cultivés, ou à des ONG, pas vraiment aux paysans.

InternetActu.net : Quid de l’internet en milieu rural, justement ?

Annie Chéneau-Loquay : Le milieu rural, c’est toujours ce qui intéresse les gens, mais c’est quoi le milieu rural ? Quand on voit que l’Unesco place Tombouctou en milieu rural, alors qu’on y dénombre 50 000 habitants… Dès qu’on sort des capitales, en Afrique, on parle de milieu rural, alors qu’il s’agit de villes secondaires !

* parce que “l’intermittence est un fait de la vie à cause, entre autres, du manque d’électricité, ou des conditions climatiques adverses“ (cf notre dossier), un certain nombre de chercheurs et de prestataires de services travaillent aujourd’hui sur les notions de connexion intermittente, asynchrone ou hors temps réel à l’internet, de sorte de pouvoir connecter de temps en temps aux réseaux des PC qui ne peuvent l’être de tous temps, non plus qu’en temps réel.

Propos recueillis par Jean Marc Manach

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0 commentaires

  1. merci pour vos informations car les afriquins sont des bricoleurs en
    puissance
    mreci

  2. Je suis en these de doctorat avec Madame Chéneau loquay. je travaille sur les TIC et les régions enclavées en Afrique. Ma réaction est très simple car au délà de la littérature qui exclut les capacités de l’Afrique à suivre le développements des TIC, il apparait réellement que les mécanismes adoptés dans ces pays pour l’appropriation sociale des TIC ont surpris plus d’une personne. Les modes d’insertion s’effectue selon d’autres logiques même si les TIC ne suppriment les inégalités sociales elles les transforment suivant d’autres logiques.
    Merci

  3. Je souhaiterai entrer en contact avec Mme Cheneau-Loquay car j’effectue mon mémoire sur les TIC dans l’enseignement en Afrique. Merci de lui faire parvenir ma demande SVPPPP, kitenge.mukarusine@ulb.ac.be