« Si les cogniticiens peuvent le penser
Les spécialistes de la nano peuvent le construire
Les biologistes peuvent le développer
Les informaticiens peuvent le surveiller et le contrôler. »
Y a-t-il une convergence des sciences ?, se demandait, en décembre dernier, Jean-Michel Cornu, auteur de Prospectic : Nouvelles technologies, nouvelles pensées, en reprenant les mots de William A. Wallace, du Rensselaer Polytechnic Institute, qui participa aux séances de préparation du célèbre rapport de la National Science Foundation (NSF) américaine sur les technologies convergentes pour l’amélioration des performances humaines (.pdf).
En 2002, il faisait de la convergence des nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives (plus connues sous l’acronyme NBIC) le nouvel horizon scientifique, et technologique, de ce XXIe siècle. Le problème, c’est qu’il existe de nombreuses divergences d’interprétation de ce qu’est, ou non, la convergence.
Pour l’ETC Group, une ONG environnementale, qui l’a ironiquement surnommée de BANG (.pdf) (pour Bit, Atomes, Neurones, Gènes), elle ne pourra qu’accroître les inégalités et concentrer le pouvoir entre quelques mains.
A contrario, comme le notait Rémi Sussan, « les aficionados des NBIC affirment que la démocratisation de ces technologies ouvre la porte à une ère d’abondance au cours de laquelle la pauvreté sera abolie« .
En attendant de savoir si les découvertes NBIC vont (ou non) « altérer considérablement l’homme, la société, et même l’environnement terrestre », la notion même fait débat : s’agit-il d’une convergence scientifique, technologique ou d’une « convergence d’intérêts » industriels ?
Bernadette Bensaude Vincent, philosophe et historienne des sciences, co-auteure, notamment, de Se libérer de la matière ? : fantasmes autour des nouvelles technologies, et Bionano-éthique : Perspectives critiques sur les bionanotechnologies, pointe quant à elle du doigt les risques politiques, pour ne pas dire « de civilisation » que fait poser une telle acception : « Peut-on défendre la convergence sans adhérer aux valeurs technocratiques qui sous-tendent le projet américain ? »
Pour Jean-Michel Cornu, « il n’y a pas de convergence des sciences, mais plutôt un croisement de leur complexité » :
« S’il n’y a pas « convergence » mais plutôt « croisement » des sciences, il peut y avoir une convergence des efforts (en particulier financiers) afin d’utiliser toutes ces sciences et technologies au service d’une application : la convergence applicative.
Elle n’est plus un résultat de notre compréhension du monde tel qu’il est. La convergence applicative est plutôt le résultat d’un choix. Un choix de société, un choix politique… Nous faisons le choix de faire converger nos efforts sur le développement et l’utilisation des technologies vers des applications qui nous semblent importantes. La convergence n’est pas une question scientifique, mais une question politique : que voulons-nous comme monde ?
Ainsi, le rapport de la NSF veut « améliorer la performance humaine« , alors que le Conseil National de Recherche du Canada s’intéresse plutôt à utiliser ces technologies pour « répondre aux problèmes de santé et d’alimentation dans le monde« . Quant à la Commission Européenne, elle souhaite mettre toutes ces technologies qui se croisent au service de la « société de la connaissance« .
Il ne s’agit pas de choix de pays, mais plutôt de choix d’organismes (et parfois du choix d’auteurs qui ont habilement publié leurs idées via ces organismes). Mais la vraie question est : s’il n’y a pas de convergence des sciences, mais des choix de société face aux nouveaux possibles ouverts par les différentes technologies qui émergent, alors qui fait ces choix ? Doivent-ils être faits uniquement par des experts ?
A la NSF, on trouve deux influences a priori de milieux très opposés : les militaires et les contre-cultures, parce que les intérêts de ces deux extrêmes « convergent » pour faire un homme transformé (le super soldat ou bien l’homme immortel), même s’ils sont très différents de ce que pense la grande majorité des citoyens.
Il devient donc urgent de permettre au plus grand nombre de comprendre les enjeux des nouvelles technologies, de faire en sorte qu’ils comprennent que ce n’est pas un enjeu technique, mais plutôt des choix de sociétés et que pour cela, il n’est pas nécessaire d’en comprendre tous les fondements techniques, mais de comprendre seulement « l’architecture » des sciences et technologies pour comprendre ce qu’elles rendent possible et surtout, comprendre que si elles permettent (presque) tout, alors nous devons de façon urgente participer au débat pour choisir dans quelle société nous voulons vivre demain. »
Jean-Marc Manach
Sur ce sujet, voir aussi :
- Nanotechnologies : le syndrome OGM
- ProspecTic : Stratégies pour les nanosciences et les nanotechnologies
- Quand “les” nanotechnologies ont détourné “la” nanotechnologie de son projet durable
- Les “promesses” des aliments nanotechnologiquement modifiés
- Que sera notre futur biopolitique ?
- Le futur des nanos vu par ses experts
- Nanotechs : débattre maintenant plutôt que trop tard
- Ci’Num 2006, Daniela Cerqui : « Allons-nous devenir autre chose qu’humains ? »
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J’aime ce point de vue qui relativise la convergence avec ce concept de « convergence applicative » qui met en exergue le fameux « E oublié » (de « Ethique ») ou le fameux « P oublié » (de « Philosohie », qui pourrait aussi être « Politique » tel que présenté ici) évoqués dans plusieurs articles concernant les NBIC.
Jean-Michel Cornu dixit: « Il n’est pas nécessaire d’en comprendre tous les fondements techniques, mais de comprendre seulement l’architecture”
Oui, oui et re-oui, mais comment rendre lisible cette architecture, j’entends au sens politique et social car c’est ce qui importe in fine au commun des (im)mortels? Il est proposé une grille d’analyse dans Prospectic (le dernier libre de JMC): c’est celle de la « perspective » (spatiale, temporelle ou numérique). Sans entrer dans les détails théoriques, il s’agit simplement d’apprendre à distinguer dans une applications NBIC la nature de ce qui « lie » les usagers (ou les victimes), – entre eux d’une part, et avec l’application et l’organisation humaine qui l’a met en place, d’autre part -.
Trois bonnes questions peuvent être posées:
1) L’application est-elle intimement dépendante d’un centre physique particulier (un laboratoire, le siège d’une multinationale, un centre de commandement, etc.)?
2) L’application nécessite-elle une connexion quasi-permanente « en temps réel » des parties concernées avec ce centre (via un serveur, un centre de distribution, un centre de calcul, etc.)?
3) L’application met-elle en œuvre un « code » qui doit être partagé par toutes les parties impliquées ? Cela peut être un logiciel particulier, une (nano)machine, une fréquence radio, une adresse internet, une clé de cryptage, un protocole d’échange, un langage, un gène, un virus ou une molécule…
Dans les trois cas, les question subsidiaires sont: quelle est la rétroaction des usagers (…) sur le centre physique, ce commutateur ou ce code? A qui appartiennent-ils? Comment sont-ils gouvernés?
Il va de soi que la plupart des applications que l’on pratique aujourd’hui, on est amené à répondre OUI aux trois questions. Dans le cas de l’application « Iphone » par exemple, les réponses sont : 1) Apple 2) Apple Store 3) l’objet Iphone lui-même. Faites vous-même l’exercice avec les application « Skype », « Vélib », etc. et tentez de répondre aussi aux questions subsidiaires…
Dans le cas des applications véritablement NBIC, les réponses sont plus complexes à formuler, notamment sur la question de gouvernance du « code », mais des analogies avec des applications connues de longue date peuvent aider. Par exemple le « tabac » peut être vu comme une application NBIC. Les réponses seraient dans ce cas : 1) Industries du tabac 2) Circuit de distribution 3) Nicotine. Réponse à la question subsidiaire : la régulation de l’industrie du tabac a longtemps été confiée à des monopoles nationaux (SEITA), aujourd’hui elle s’opère essentiellement par voie fiscale (surtaxe).
En résumé, il n’est pas si compliqué d’aiguiser la comprenette de nos contemporains sur ce qui les attend avec les NBIC, à condition qu’il existe une véritable volonté politique de le faire. Et c’est là que ça se corse, car les acteurs sont juges et parties. Voudront-ils que leur position soit mise à nu?
Pour aller plus loin, voir http://perspective-numerique.net