« Nous vivons dans un isolement qui aurait été inimaginable pour nos ancêtres, et pourtant nous n’avons jamais été plus accessibles » via les technologies de la communication et les médias sociaux, estime l’écrivain Stephen Marche pour The Atlantic.
La montée de la solitude ?
Selon lui, nos médias sociaux interfèrent avec nos amitiés réelles. Pour preuve, Stephen Marche (@StephenMarche) en appelle aux travaux du sociologue Erik Klinenberg (@ericklinenberg), auteur de Going Solo : la montée de l’extraordinaire et surprenant appel à vivre seul . Dans son ouvrage, Klinenberg explique que la vie solitaire se développe plus que jamais : 27 % des ménages américains sont composés d’une seule personne, alors qu’on ne comptait que 10 % de foyers composés d’une seule personne dans les années 50. 35 % des adultes de plus de 45 ans sont chroniquement solitaires, estime une étude de l’AARP (voir le détail .pdf), l’association américaine des personnes retraitées (soit 20 % de plus qu’il y a 10 ans). Selon une autre étude, 20 % des Américains seraient malheureux du fait de leur solitude. Et encore, on peine à distinguer le fait de se sentir seul et le fait d’être seul… rappelle l’écrivain. Car c’est aussi la qualité de nos relations aux autres qui se dégradent… Selon une autre étude réalisée par des sociologues de la Duke university, la taille moyenne de nos réseaux de confidents, c’est-à-dire de gens auxquels nous savons nous confier, serait passée de 2,94 personnes en 1985 à 2,08 en 2004, rapporte Stephen Marche. En 1985, 10 % des Américains déclaraient n’avoir personne avec qui discuter de questions importantes et 15 % avouaient n’avoir qu’un seul vrai ami. En 2004, 25 % n’avaient personne à qui parler et 20 % reconnaissaient n’avoir qu’un seul confident… Bref, non seulement nous sommes plus isolés, mais, selon certaines études, nous rencontrons moins de gens et nous réunissons moins.
Face à cette désintégration sociale, les confidents de remplacements ont explosé. Le nombre de psychologues, de travailleurs sociaux, de thérapeutes a explosé, explique Ronald Dworkin. « Nous avons externalisé le travail de soin quotidien » auprès de gens dont c’est désormais le travail.
Image : Rittenhouse Square (Philadelphie), photographié par Oren Livio pour La vie sociale d’un espace urbain connecté (.pdf). 25 % des gens observés avec leurs machines dans le parc ne l’avaient jamais visité avant que l’internet n’y soit disponible.
Mais si nous sommes seuls, c’est aussi parce que nous voulons être seuls. Cela fait désormais parti d’un mode de vie – l’individualisme – et d’une forme d’accomplissement de soi.
Facebook nous isole-t-il ?
Reste à savoir si l’internet rend les gens solitaires ou si les gens solitaires sont attirés par l’internet…
Stephen Marche n’hésite pas à convoquer pour sa démonstration une vieille lanterne de l’internet, « le paradoxe internet » qui dans les années 90 nous expliquait que l’impact de l’internet sur la socialisation était globalement négatif (un paradoxe que ses auteurs, tels Robert Kraut de l’université Carnegie Mellon, avaient eux-mêmes fini par démonter – voir notre article de 2003 Des chercheurs changent d’avis : l’impact de l’internet sur la socialisation est globalement positif »). Il cite également une récente étude australienne qui a mis en avant une relation complexe entre solitude et socialisation en ligne. Selon l’étude, les utilisateurs australiens de Facebook avaient en moyenne plus de relations amicales réelles, mais moins de relations familiales fortes. « Il se peut que Facebook encourage plus de contact avec les gens en dehors de notre maison, au détriment de nos relations familiales, ou bien il se peut que les gens qui ont des relations familiales malheureuses, en premier lieu, recherchent la compagnie par d’autres moyens, y compris Facebook. Les chercheurs ont également constaté que les personnes seules ont tendance à passer plus de temps sur Facebook : « Un des résultats les plus remarquables », écrivent-ils, « a été la tendance des individus névrosés et solitaires à passer de plus grandes quantités de temps sur Facebook par jour que les individus non solitaires « . Ils ont également trouvé que les gens névrosés ont plus tendance à utiliser le mur de Facebook, alors que les extravertis ont plutôt tendance à plus utiliser les fonctionnalités de tchat. »
Moira Burke (@grammarnerd) de l’Institut d’interaction Homme-Machine de l’université Carnegie Mellon est en train de réaliser une étude longitudinale sur 1200 utilisateurs de Facebook. Selon elle, l’effet Facebook repose sur ce que vous lui apportez. Si vous utilisez Facebook pour communiquer directement avec d’autres personnes, en commentant les messages de vos amis, en faisant des messages personnalisés, alors, Facebook peut augmenter votre capital social. Les gens dont leurs amis leur écrivent sur un mode semi-public sur Facebook ont une expérience de solitude moins forte que ceux qui l’utilisent d’une manière trop automatique. L’usage non personnalisé de Facebook, consistant à l’utiliser de manière passive en diffusant automatiquement des messages, corrèle les utilisateurs à un sentiment de déconnexion.
Cependant, insiste avec raison Moira Burke, Facebook ne créée par la solitude. Les gens qui éprouvent de la solitude sur Facebook sont également des gens seuls en dehors de Facebook. Sur Facebook comme ailleurs, corrélation n’est pas causalité. Les gens qui souffrent de la solitude en souffrent autant sur Facebook que sans Facebook.
Image : Bryant Park (New York), photographié par Oren Livio pour La vie sociale d’un espace urbain connecté (.pdf). Certes, les gens utilisent leurs outils informatiques dans l’espace public pour discuter avec des gens qui n’y sont pas présents. Mais la moitié d’entre eux les utilisent pour lire des informations ou recevoir de l’information politique. L’usage de nos ordinateurs dans l’espace public est-il une nouvelle forme d’espace public ?
Cela n’empêche pas Stephen Marche d’essayer de continuer sa démonstration pourtant devenue boiteuse. Il convoque alors John Cacioppo (@j_cacioppo), directeur du Centre de neuroscience cognitive et sociale de l’université de Chicago, auteur de Solitude, un livre qui s’intéressait en profondeur à « l’épidémie » de solitude qui affecte les fonctions de base de la physiologie humaine. Pour Cacioppo, la communication sur l’interne est un ersatz d’intimité. Cependant, là encore, le neuroscientifique peine à aller dans le sens de Stephen Marche. « Les gens apportent leurs sentiments de solitude ou de connectivité à Facebook. » C’est la profondeur de son réseau social en dehors de Facebook qui détermine la profondeur de son réseau social au sein de Facebook, avance trop rapidement le neuroscientifique. C’est sans compter sur la vertu des liens faibles. Si vous utilisez Facebook pour accroitre vos contacts, alors il peut augmenter votre capital social. Comme le soulignait Dominique Cardon, les sites sociaux ont tendance à décloisonner l’espace relationnel de l’individu, plutôt que le contraire.
Facebook modifie-t-il la nature de notre solitude ?
« Facebook favorise-t-il la sociabilité sans ses désagréments ? », interroge encore Stephen Marche. Pour Sherry Turkle (@sturkle), les liens que nous formons via l’internet ne sont pas des liens qui lient, comme elle l’exprimait déjà dans son livre, Seul ensemble (voir « Quand la technologie devient l’architecte de notre intimité »). Facebook développerait notre narcissisme estime la psychologue : un narcissisme qui symbolise à la fois notre désir d’attention et notre manque d’empathie. Or, ces deux facteurs sont également les moteurs de la solitude. « Le vrai danger de Facebook n’est pas qu’il nous isole, mais qu’en mélangeant notre appétit pour l’isolement et la vanité, il modifie la nature même de notre solitude », estime la chercheuse, qui développe d’ailleurs son point de vue dans un long article pour le New York Times (en grande partie traduit par RSLNmag). « Dans le silence de la connexion, les gens sont rassurés en étant en contact avec un grand nombre de personnes – soigneusement tenues à distance. Nous n’en avons jamais assez de l’autre, tant que nous pouvons utiliser la technologie pour garder l’autre à une distance que nous pouvons contrôler : pas trop près, pas trop loin, juste comme il faut. »
« Les relations humaines sont riches, mais elles sont aussi bordéliques et exigeantes. Nous avons pris l’habitude de les nettoyer avec la technologie », explique la psychologue en évoquant la manière dont nous nous tenons éloignés les uns des autres via nos écouteurs, nos téléphones mobiles et nos messageries instantanées.
« Les conversations en face à face se déroulent lentement. Elles apprennent la patience. Lorsque nous communiquons via nos appareils numériques, nous prenons d’autres habitudes. (…) Nous attendons des réponses rapides. Pour les obtenir, nous posons des questions plus simples, nous nivelons par le bas nos communications, même sur les questions les plus importantes. » En oubliant la valeur des conversations réelles, estime la chercheuse, nous risquons de mettre à mal nos compétences à l’autoréflexion.
Image : Bryant Park (New York), photographié par Oren Livio pour La vie sociale d’un espace urbain connecté (.pdf). Pour certains utilisateurs d’internet dans l’espace public des parcs, l’usage d’internet amène plus d’opportunités à être exposé à la diversité et à la participation politique que les interactions traditionnelles de l’espace public.
Dans notre relation aux autres via la technologie, nous avons souvent l’impression que personne ne nous écoute. Pour Sherry Turckle, cela explique pourquoi nous sommes prêts à parler à des machines – comme Siri ou les robots de compagnie – qui semblent plus se soucier de nous que nos « amis » réels. Nous semblons de plus en plus attirés par les technologies qui « fournissent l’illusion de la compagnie sans les exigences de la relation ». En fait, explique la chercheuse, « nos dispositifs toujours connectés et toujours disponibles résolvent trois fantasmes puissants : celui que nous serions toujours entendus, celui que nous pourrions mettre notre attention partout où nous voulons qu’elle soit et celui que nous n’aurions plus jamais à être seul. Et en effet, nos appareils ont transformé notre solitude en un problème qui peut être résolu. »
« Nos connexions fonctionnent comme un symptôme plutôt que comme un remède, et notre constante et réflexive impulsion à se connecter relève d’une nouvelle façon d’être ». Nul ne se promène plus sur la plage de cap Cod en levant la tête, tout le monde à l’attention fixé à son téléphone, plongé dans son réseau, se désole la psychologue.
« Alors que la solitude était importante pour l’autoréflexion et l’autoréinvention de soi en nous permettant d’oublier les autres, la solitude de Facebook nous prive de la chance de nous oublier nous-mêmes en nous projetant toujours face aux autres », conclut Stephen Marche.
Il n’y a pas d’épidémie de solitude
Le sociologue Claude Fischer de l’université de Californie, pour la Boston Review, répond assez simplement à cette épidémie de livres et d’articles sur la montée de la solitude. Si on observe le sujet sur le temps long, la montée de la solitude est loin d’être avérée. Même les sociologues de la Duke University qui estimaient que l’évolution du pourcentage d’Américains déclarant qu’ils n’avaient personne à qui se confier (passant de 8 % en 1985 à 25 % en 2004) ont reconnus en 2009, sous la pression de la critique de Fisher que cette évolution résultait plus certainement d’une erreur d’interprétation et que le pourcentage de 2004 devrait être plus proche de 10 % que de 25 %.
Plusieurs enquêtes, menées de 1970 à 2010 ont posé des questions au sujet de nos obligations sociales. Les résultats, compilés dans l’un des livres de Fischer sous le titre Toujours connectés montrent que de nombreux aspects de l’implication sociale ont certes changé depuis les années 70. Les Américains s’assoient moins souvent à des diners de famille et reçoivent moins souvent d’invités chez eux. Cependant, la sociabilité autour de la table n’a pas disparu, elle s’est déplacée en dehors de la maison, au restaurant notamment. Les études montrent également que les Américains communiquent plus fréquemment avec leurs parents et amis que dans les années 70. La montée de l’isolement n’est pas avérée, estime Claude Fischer. Les technologies ont plutôt tendance à améliorer les relations existantes.
La solitude est différente de l’isolement, rappelle le sociologue. Les gens qui déclarent qu’ils se sentent seuls ne sont pas plus susceptibles d’êtres beaucoup plus isolés socialement que les personnes qui ne se sentent pas seules. La plupart des études montrent que les personnes qui utilisent l’internet ont tendance à augmenter de manière significative leurs contacts sociaux. Les communications électroniques ne remplacent pas les contacts réels, bien sûr, estime Fisher. Les introvertis vont en ligne pour éviter de rencontrer les gens, mais les extravertis se rendent en ligne pour rencontrer les gens plus souvent. Les gens utilisent les nouveaux médias pour améliorer leurs relations existantes et de plus en plus d’Américains rencontrent leurs partenaires de vie en ligne. Il y a un siècle, les femmes se sont tournées vers le téléphone et l’automobile pour les transformer en technologies de la sociabilité, rappelle-t-il.
« La solitude est un problème social parce que les gens solitaires souffrent. Mais ce n’est pas un problème croissant. La solitude qui devrait nous inquiéter n’est pas générée par l’humiliation d’un ado sur Facebook ou la langueur romantique d’un romancier. Elle est plutôt la solitude du vieil homme dont la femme et les meilleurs amis sont morts, celle de l’écolier raillé, de la mère isolée surchargée, et celle du travailleur immigré qui travaille de nuit pour envoyer de l’argent chez lui. Il n’y a là rien de nouveau ni de digne de faire de gros titres autour de la solitude, même si elle demeure réelle et importante. »
C’est la nature de notre relation à nous-mêmes qui change
Dans Slate, le sociologue américain Eric Klinenberg répond à Stephen Marche et souligne qu’il n’y a aucune preuve que nous soyons plus solitaires que jamais. Il y dénonce le propre mythe que cherche à construire Stephen Marche. Aucun chercheur spécialiste du sujet n’estime que les gens attendent d’avoir en ligne ce qui leur manque dans le réel. L’interprétation par Marche des propos de Klinenberg semble même finalement déplacée. Dans son ouvrage, Klinenberg ne se désole pas du développement de l’individualisme, mais au contraire, en documente les apports et explique que si les gens vivent seuls ce n’est pas au profit de l’augmentation de la solitude, notamment grâce aux nouvelles technologies. Dans un récent édito consacré à cet ouvrage et intitulé « la société du talent », l’éditorialiste David Brooks (@davidbrooksnyt) faisait une lecture plus juste du livre de Klinenberg. En passant d’une société familiale à une société de gens vivant seuls (mais pas isolés), nous sommes passés d’une société qui protège les gens de leurs faiblesses à une société qui permet aux gens de maximiser leurs talents. Les vieilles structures sociales ont longtemps étouffé la créativité, la nouvelle permet de les maximiser. Dans sa critique, Brooks n’émettait qu’une nuance d’importance, que nous partagerons : dans cette société du talent, la vie est plus difficile pour ceux qui ont le moins de capital social.
Keith Hampton (@mysocnet), sociologue à l’université Rutgers réfute également l’idée que la technologie affaiblisse nos relations, expliquait-il il y a quelques mois au Smithsonian. Contrairement à l’idée répandue que les sites sociaux nous empêchent de participer au monde, le sociologue a montré dans une étude publiée par le Pew internet que les gens qui utilisent des sites sociaux ont tendance à avoir des relations plus étroites avec leurs relations et ont tendance à être plus impliqués dans des activités civiques et politiques que ceux qui ne les utilisent pas.
Image : Bryant Park (New York), photographié par Oren Livio pour La vie sociale d’un espace urbain connecté (.pdf). A Bryan Park, les gens utilisent leurs ordinateurs et déclarent que cela limite leurs possibilité d’interaction. Mais ce n’est pas tant le résultat de leur usage d’internet, que la configuration même de l’espace et de ses petites tables qui tendent à séparer les gens.
En juin 2011, le Wall Street Journal tirait le portrait de la famille Wilson (vidéo) une famille de 5 personnes à New York qui maintient collectivement 9 blogs et tweet en continue, sans que cela les empêche aussi d’avoir une vie de famille normale. Keith Hampton s’est également intéressé à comment les technologies mobiles sont utilisées dans l’espace public. Selon une enquête de 2008, 38 % des gens utilisent l’internet en bibliothèque, 18 % au café et 5 % à l’Eglise. En imitant le travail de l’urbaniste William Whyte qui utilisa des méthodes d’observation anthropologique pour décrire La vie sociale d’un petit espace urbain, Hampton et ses étudiants ont cherché à décrire un espace d’aujourd’hui La vie sociale d’un espace urbain connecté (à compléter par l’essai photographique .pdf). Pour le sociologue, ce que les gens font en interagissant avec leurs téléphones, leurs ordinateurs, leurs messageries instantanées depuis l’espace public ressemble à une forme d’engagement politique traditionnel. Ils partagent de l’information et ont des discussions sur des sujets importants, non plus avec les personnes qui sont à proximité, mais avec des personnes plus distantes. Dans leur étude, ils remarquent que les utilisateurs d’internet connectés depuis l’espace public ont des conversations plus larges et plus variées que celles qu’apportent les interactions traditionnelles dans l’espace public urbain.
Notre relation aux autres était-elle mieux avant ?
Alexandra Samuel (@awsamuel), directrice du Social+ Interactive Media Centre de l’université de design et d’art Emily Carr de Vancouver a fait une réponse assez provocante à Sherry Turkle sur The Atlantic. « C’est une tendance troublante que je constate parmi un trop grand nombre de personnes âgées aujourd’hui. Plutôt que de s’investir dans des conversations sérieuses et soutenues avec des gens qui les aiment et partagent leurs passions, elles gaspillent leurs temps en interactions sporadiques répondant principalement à une proximité géographique. »
Se soucier des enfants qui choisissent de vivre en ligne est aussi déplacé que de se soucier des personnes âgées qui choisissent de vivre déconnectées », répond, cinglante, Alexandra Samuel, dénonçant chez Turkle une obsession passéiste des relations en face à face, comme si nos relations sociales réelles étaient parfaites. Et de se moquer des valeurs et des normes sociales que prône Turkle, face à ces adolescents qui comprennent la connectivité, mais pas la « vraie » connexion. Pourquoi nos conversations seraient-elles plus significatives en face à face que via les médias sociaux ?
« Nous pouvons avoir de vraies conversations dans une fenêtre de tchat qui nous maintient connectés toute la journée à notre meilleur ami à l’autre bout du pays. Nous pouvons embasser l’importance de la solitude et de l’autoréflexion, écrire un billet de blog qui creuse profondément un défi personnel – et même, peut-être, choisir de l’écrire anonymement afin de partager un plus profond niveau d’autorévélation que nous n’aurions pu le faire hors ligne. Nous pouvons vraiment écouter et vraiment nous faire entendre, parce que les groupes affinitaires en ligne nous aident à trouver ou retrouver des amis qui sont prêts à nous rencontrer tels que nous sommes vraiment.
Tels sont les outils, les pratiques et les communautés qui peuvent rendre la vie en ligne non pas éloignée de la conversation, mais plongée dedans. Mais nous ne réaliserons pas ces possibilités aussi longtemps que nous nous accrocherons à une nostalgie pour la conversation telle que nous nous en souvenons, tant que nous décrirons l’émergence de la culture numérique en terme de conflit générationnel, ou que nous nous déchargerons de toute responsabilité pour la création d’un monde en ligne dans lequel le lien significatif est la norme plutôt que l’exception. (…) Nous ne serons seuls que si nous choisissons de l’être. »
Mais pourquoi nous posons-nous cette question ?
Zeynep Tufekci (@techsoc), professeur à l’Ecole d’information et au département de sociologie de l’université de Caroline du Nord, se posait sur son blog la question de savoir pourquoi cette question de la solitude nous intéressait tant.
Si nos liens forts se sont peut-être distendus, notre connexion a des relations plus éloignées, longtemps apanage des classes sociales supérieures, elle, s’est globalement améliorée, et elle s’est plus améliorée pour les internautes que pour les non-internautes. En nous permettant de nous connecter plus facilement à des personnes avec lesquelles on partage des affinités, plutôt qu’avec des personnes dont on partage une proximité physique, internet permet de mieux combattre l’isolement. « Les gens qui peuvent utiliser l’Internet pour mieux trouver et/ou rester en contact avec les gens avec qui ils partagent des affinités sont plus susceptibles d’être en mesure de compenser la perte des liens de voisinage/famille. » L’isolement social est bien plus la cause de la suburbanisation, des déplacements, de la progression du travail ou du délitement de la vie associative que de la sociabilité en ligne. Nous corrélons des faits qui ne sont pas liés, estime la chercheuse. Notre sentiment d’isolement n’a rien à voir avec l’augmentation de notre connectivité, même si ces deux phénomènes se déroulent en même temps. Nous sommes de mauvais moteurs narratifs : nous avons tendance à dérouler des histoires chaque fois que nous voyons des co-occurences.
« Nos relations sociales en face à face sont LE fondement de la communication humaine. Un bébé de quelques jours réagit différemment à une figure en forme de visage humain qu’aux mêmes éléments disposés de manière aléatoire. Sourire avec un ami est inimitable. Rien ne remplace le fait d’étreindre quelqu’un. Mais cela ne signifie pas que les gens ne peuvent pas avoir de relations significatives s’ils ne sont pas en face à face, ni que l’interaction en ligne est à l’origine d’une diminution des relations en face à face (les données montrent que les gens qui interagissent socialement en ligne, en moyenne, ont tendance à interagir également plus souvent déconnectés. Les gens les plus sociaux sont plus sociaux, que ce soit en ligne ou hors ligne). »
Dans une tribune publiée sur The Atlantic Zeynep Tufekci, rappelle encore que, contrairement à ce qu’avance Sherry Turkle, les médias sociaux ne nous divisent pas. Au contraire, ils sont une tentative, désespérée, des gens à se connecter aux autres, indépendamment de tous les obstacles que la modernité impose à nos vies : la suburbanisation qui nous isole les uns des autres, les migrations qui nous dispersent sur le globe, la machine à consommer et bien sûr, la télévision, la machine à aliéner ultime, qui demeure la forme médiatique dominante. Pour la plupart des gens, l’enjeu n’est pas de choisir entre se promener sur la plage de cap Cod et les médias sociaux, mais consiste plutôt à choisir entre télévision et médias sociaux. Rien n’accable plus Zeynep Tufekci que de lire des articles de panique diabolisant les médias sociaux, quand ils ne regardent pas, tout ce qui, dans le réel, a une action bien plus concrète et bien plus pire. Ceux qui sur la plage de cap Cod ont la tête dans leur mobile ne parlent pas à des robots, ils parlent à des gens qu’ils jugent importants dans leur vie.
Image : Nathan Phillips Square (Toronto), photographié par Rhonda Mcewen pour La vie sociale d’un espace urbain connecté (.pdf). Les utilisateurs de téléphones mobile ou d’internet sans fil sont peu attentifs à leur environnement immédiats, même si les stimulis sont forts (comme cette fanfare), mais pas plus que ceux qui lisent des livres ou écoutent de la musique sur des supports plus traditionnels.
La socialisation en ligne profite donc avant tout à ceux qui avaient déjà une forte sociabilité hors ligne et souvent à ceux qui souffraient de leur vie sociale réelle. Cependant, concède la chercheuse, il y a bien des gens qui se sentaient à l’aise dans les conversations en face à face et qui se sentent un peu perdu avec les conversations via les dispositifs technologiques. Ce sont des gens qui n’utilisent pas ou n’arrivent pas à utiliser ces outils par manque de compétence ou de disposition à se socialiser par ces moyens. « De la même manière que les gens sont capables de trouver d’autres gens d’après les intérêts communs qu’ils partagent – plutôt que d’interagir avec eux d’une manière traditionnelle, en partageant une même proximité géographique – les gens qui dépendent de la proximité géographique ou familiale pour leur connectivité sociale, se trouvent désavantagés s’ils ne sont pas capables de développer leurs propres réseaux. » Dit autrement, nous ne sommes pas tous solubles dans les mêmes formes de sociabilité : certaines nous conviennent mieux que d’autres. Pour Zeynep Tufekci, certains d’entre nous ont plus de difficulté à la communication médiatisée que d’autres, tout comme au début du téléphone beaucoup de gens ne voulaient pas parler dedans, ne sachant pas comment se comporter avec.
C’est ce que Zeynep Tufekci a surnommé la « cyberasocialité » (.pdf). La cyberasocialité est l’incapacité ou la réticence de certaines personnes à se rapporter à d’autres via les médias sociaux comme ils le font quand ils sont physiquement présents. Pour elle, de la même manière que tout le monde n’arrive pas à convertir un texte ou un visuel en langage dans leur cerveau, certains ont du mal à assimiler l’interaction médiatisée en sociabilité. Alors que la sociabilité en face à face est profondément intégrée en nous, ce n’est pas encore le cas de l’interaction médiatisée, qu’il nous faut apprendre comme on a appris la lecture ou l’écriture.
Il y a peut-être une perte qualitative dans le passage des conversations en face à face aux conversations médiatisées, concède Zeynep Tufekci. Mais c’est loin d’être vrai pour tout le monde. Et c’est là surtout un argument éminemment subjectif. L’évitement de la conversation, même en face à face, est loin de se résumer à la technologie, même si une télé allumée ou un journal ouvert est un bon moyen pour éviter l’échange.
Internet ne nous rend pas plus seul que Google ne nous rendait idiot, comme l’affirmait Nicholas Carr dans un article éponyme ou dans son livre (Internet rend-il bête ?) auquel nous avions répondu également. Ca n’empêchera pas ce marronnier de continuer à éclore régulièrement. Il est toujours plus facile d’accuser la nouveauté que de comprendre l’évolution en cours.
Hubert Guillaud
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Merci d’avoir rédigé cette brillante synthèse, qui enterre la « solitude interactive » de Dominique Wolton.
La lecture des lieux communs réactionnaires sur la web-désocialisation devient lassante. Heureusement, il me semble que la montée de la génération née dans le numérique ringardise spontanément ces vieilles lunes qui disparaîtront avec la génération /lecturecestbien/télécestmal/jeuxvideosdangereux/vaprendrelair/lâchetonordi
Cet article de sociologie sur l’Internet et le numérique est assez juste. Il est en effet comme rappellé en conclusion plus facile d’accuser la nouveauté que de comprendre les évolutions en cours. L’Internet, c’est vrai, diffère fortement des outils médiatiques unidirectionnels comme la télévision. Il représente comme moyen de communication interactif la naissance d’une nouvelle société civile mondiale qui pourra permettre de combattre de grands défis mondiaux( réchauffement climatique,…) via la plateforme américaine www. avaaz.org par exemple. Donc Internet représente certes une rupture dans nos modes de vie mais permet des structures sociales plus égalitaires, émancipatoires et donc en droite ligne avec la philosophie des Lumières et une éthique de l’égalité et de la liberté façe à nos structures autoritaires et patriarcales. Le changement des consciences sera long mais nécessaire pour accoucher d’un meilleur avenir humain et écologique.
Merci Dominique de nous rappeler que nous avons aussi nos Stephen Marche et Sherry Turkle.
Dominique Cardon à délivrer à peut de chose près la même analyse que toi Hubert, lors du www2012 🙂
Je pense qu’il y a confusion de vocabulaire : l’intitulé devrait préciser dans sont titre par : »les outils de communication actuellement proposés grâce à l’Internet rendent…. »
Car certes, le web 2D n’offre rien d’autre que des échanges de données informatives -sur les uns les autres dans le cas des réseaux sociaux. Il ne permet qu’une interactivité différée ou au mieux synchrone et même le face à face en webcam.
Mais ce n’est rien à côté de ce que promet la 3D immersive permettant aux avatars de partager un même lieu et des émotions, voire ajouter des conditions inédites à l’échange humain, car l’outil expose à la fois davantage chacun par rapport aux autres moyens actuels du web mais toujours un peu moins que dans la rencontre dite « réelle ». Or il s’agit bien là aussi d’Internet qui permet cela ! De plus le meilleur est en opensource! Je peux au besoin répondre à toute question sur les plateformes déjà existantes. Visitez et vous verrez que là, la question ne se pose plus du tout de la même façon.
@Hubert A quand un article sur IA concernant les otakus/hikikomoris ? Je parle de la forme limite entre ces deux comportements qui concerne des nerds japonais qui vivent quasiment « emmurés » chez eux mais connectés par le Net.
La rencontre entre un adolescent rebelle et une société (japonaise) hypercontraignante et même aliénante, tout en étant technophile, constitue un laboratoire d’étude intéressant pour les nouvelles socialisations.
Dans le dernier numéro du New York Times magazine, Mark Oppenheimer nous raconte une formidable recherche. En septembre 2008, deux étudiants de l’université Rutgers sous la direction de Keith Hampton, ont voulu refaire l’expérience du sociologue William Whyte, The Street life project, consistant à filmer la rue pour voir et comprendre les interactions humaines et renouveler l’urbanisme par l’observation. L’occasion de regarder si nos technologies nous isolent, comme le clament nombre de livres…. Hampton et ses étudiants ont ainsi découvert que les passants n’aiment vraiment pas les espaces très larges et ouverts, qui semblent désolés voir dangereux. Ils préfèrent les chaises aux bancs, notamment parce qu’ils peuvent les déplacer et se faire face. Les passants aiment les fontaines qui ne sont pas closes pour y tremper leurs pieds.
Hampton a comparé les films de Whyte et ceux d’aujourd’hui pour regarder si les gens faisaient moins attention aux autres à l’heure des téléphones mobiles. Son étude montre que l’utilisation du mobile est plus répandue chez les gens qui se promènent seuls. L’utilisation du téléphone dans l’espace public s’est avéré beaucoup plus faible que prévu (seulement 3% des personnes aperçues en utilisaient un), pour beaucoup, c’est un moyen de passer le temps quand on est seul ou quand on attend quelqu’un. Mais il a aussi constaté que les gens traînent, flânent plus facilement que dans les films de Whyte.
Autre constat surprenant : notre tendance à interagir avec d’autres a augmenté. En 79, 32% des passants étaient seuls, alors qu’en 2010, seuls 24% des passants se promenaient seuls. Autre surprise, en 2010, il y a beaucoup plus de femmes dans la rue qu’en 1979. L’histoire des lieux publics ne nous raconte pas la solitude ou la distraction numérique, mais plutôt celle de la montée de l’égalité des sexes… Passionnant !