Rétro-design de l’attention : limites, angles morts et autres propositions

Dans le cadre de la réflexion que nous avons menée dans le groupe de travail Rétro-design de l’attention, il y a des questions que nous n’avons pas abordées (parce que dans le temps imparti, nous ne pouvions pas tout traiter). Les manques et angles morts sont nombreux.

À l’inverse, bien des apports liés à notre travail n’entraient dans aucun grand cadre (comme celui des métriques et de la responsabilisation que nous avons détaillés précédemment). Nous avons tenu néanmoins à les rassembler ici. Cette piste pointe plusieurs enjeux qu’il nous semble pertinent de regarder plus avant et sur lesquels nous voulions dire quelque chose : la question des interfaces que l’on pourrait appeler « hyperattentionnelles » ; la question de l’attention conjointe, qui nous semble un sujet insuffisamment pris en compte ; la limite de nos réponses, des pistes que nous avons esquissées, de leur manque de radicalité et de la difficulté à les imposer ; et enfin la question de l’apport du design dans ce travail, qui a non seulement été un levier, mais également un outil pour comprendre ce qui est en cours et comment nous pourrions mieux l’utiliser.

Demain, les interfaces hyperattentionnelles

Nous avons traité la question attentionnelle sous l’angle des outils numériques d’aujourd’hui, en nous concentrant sur les services web et mobiles, les applications, les systèmes d’exploitation… Pourtant, cette question attentionnelle est en passe d’être dépassée par l’arrivée de nouvelles interfaces homme machine. Des interfaces qui sont amenées à transformer nos modalités d’interactions et les réponses des machines. Les interfaces vocales, via les assistants vocaux, sont bien sûr aujourd’hui celles qui animent les plus vives discussions sur la transformation de nos modalités d’interaction avec les machines. Mais ce ne sont pas les seules. Les interfaces de réalité augmentée, ainsi que, mêmes si elles sont plus prospectives, les interfaces de reconnaissance faciale et les interfaces neuronales, promettent également beaucoup de transformations dans nos rapports à nos outils, et ce d’autant que les progrès de l’apprentissage automatisé sont en train de les rendre accessibles, possibles, pour des interactions quotidiennes (on pourrait ajouter également d’autres types d’expériences attentionnelles comme celui de l’opérateur/conducteur de voiture autonome appelé à « voir » avec la machine, à la contrôler).


Image : A qui nous adressons-nous et qui s’adressent à nous ? L’enjeu attentionnel vu par Peter Arkle pour le Wall Street Journal.

Ces quatre grands types d’interfaces ont des caractéristiques attentionnelles communes. Elles obligent à une nouvelle relation qui demande à l’utilisateur de porter une attention particulière à l’interaction qu’il a avec le dispositif. La voix vous oblige à vous adresser à la machine, selon une modalité qui nécessite une certaine concentration, tout comme le fait d’être reconnu et pris en compte par une caméra pour interagir avec un système visuel, tout comme le fait de porter un casque électro-encéphalographique ou de réalité virtuelle. Ces systèmes introduisent une nouvelle relation aux machines. Pour faire bouger un élément avec un casque EEG, vous devez vous concentrer particulièrement pour qu’il réponde à vos impulsions neuronales. Pour qu’un système de reconnaissance de mouvement ou d’expression s’enclenche, il faut également, bien souvent encore se dédier à une interaction particulière avec le dispositif. Quant aux commandes vocales, nous devons répéter, échouer, recommencer, élever le ton… reformuler pour qu’elles nous comprennent. L’utilisateur doit produire sans cesse « un travail d’adaptation et d’ajustement aux capacités de la machine » face auquel nous ne sommes pas tous égaux souligne la chercheuse Julia Velkovska. En cela, ces différents systèmes proposent un rapport attentionnel qui nous semble bien différent des autres modes d’interaction que nous avions jusqu’à présent avec le numérique. Ces interactions nous impliquent. Elles nous demandent une concentration spécifique pour nous relier à elles. Elles nécessitent de ne pas pouvoir faire autre chose, d’entrer dans « la zone de la machine » qu’évoque l’anthropologue Natasha Dow Schüll. Elles sont par nature engageantes. Elles supposent de plier le corps, la langue ou l’esprit aux commandes de la machine. De faire corps, physiologiquement, intimement, avec l’interaction. Elles demandent aux utilisateurs de se mettre au travail et de « croire » au côté « naturel » de l’interaction, comme l’expliquent les chercheurs d’Orange Labs, Julia Velkovska et Moustafa Zouinar. Nous entrons dans des formes d’interaction « biométriques », comme le souligne le spécialiste du traitement de la parole Jean-François Bonastre.

Leurs réponses également sont particulières. Elles offrent souvent un mode d’interaction plus resserré, plus réduit. Une interface vocale renvoie une réponse et une seule à une commande (ce qui n’est pas sans poser des défis comme l’expliquait la journaliste Saabira Chaudhuri pour le Wall Street Journal). Tout comme les systèmes de reconnaissance visuelle ou les interfaces qui captent l’activité électrique de nos cerveaux… leurs modalités de réponses sont bien plus étroites, binaires, voire uniques… Et laissent entrevoir une contraction des réponses possibles, des réponses uniques, monopolistiques, bien loin des réponses multiples du web. En cela aussi, elles sont d’une autre manière, « hyperattentionnelles », et induisent donc des modalités d’interaction, des métriques, des modèles économiques très différents de la pluralité d’options auxquels le web nous a habituée.

Ces deux perspectives concomitantes nécessitent certainement un travail dédié, pour en saisir les limites, les enjeux, élaborer des pistes d’innovation et de recommandation adaptées. Elles n’entraient pas dans le cadre de ce que nous avons regardé, mais il nous semblerait pertinent de prolonger notre travail par un travail d’analyse dédié aux particularités de ces interfaces, qui en tout cas s’apprêtent à reconfigurer la question attentionnelle de manière nouvelle. C’est l’un des enjeux notamment du programme Hypervoix que la Fing lance en 2019.

De l’attention conjointe aux Communs de l’attention

La plupart de nos outils numériques sont, par nature, individualisants. Ils fonctionnent pour soi, pour un utilisateur unique, clairement identifié, clairement distingué. À l’image de nos smartphones, de nos comptes de réseaux sociaux, ils proposent par nature des usages individuels plus que collectifs et renforcent d’ailleurs des formes d’individualisation. Nos interfaces agissent à un niveau individuel (même si elles fonctionnent sur une masse d’individus), sans prendre en compte une conception qui pourrait être plus collective, comme le remarquaient les chercheurs Camille Alloing et Julien Pierre.

Bien sûr, comme nous l’avons plusieurs fois répété, l’attention est relationnelle. Si nous portons de l’attention à nos smartphones, ordinateurs et réseaux sociaux, c’est avant tout parce qu’ils nous mettent en relation avec d’autres, parce qu’ils nous permettent de regarder des objets et contenus communs. Mais si nous les regardons tous, peu d’outils nous proposent de les regarder ensemble.

Tout comme l’attention n’est pas uniquement à observer sous l’angle de la seule concentration, les enjeux attentionnels ne sont pas seulement individuels (même si, quand on parle d’attention, on parle d’abord de la sienne). Ils sont aussi et d’abord collectifs (il nous faut nous intéresser à « la nôtre », celle que nous portons ensemble). À chaque instant de notre existence, « l’attention d’autrui interfère avec la nôtre », rappelle Yves Citton dans Pour une écologie de l’attention, qui parle d’attentions « entrecroisées » ou « conjointes ». Nos objets médiatiques nous proposent peu d’outillages pour faire ensemble, pour créer des échanges, de la coordination sociale et moduler nos comportements en saisissant mieux le comportement de l’autre, agir sur nos comportements collectifs et la manière dont les outils peuvent les relier, les faire se rejoindre… Dans nos outils, nous manquons assurément d’espaces collaboratifs, d’espaces d’attention partagée, de co-attention… D’outils en communs. Ils nous proposent plus d’outils qui mettent en parallèle nos attentions que de modalités d’attention conjointe qui permettent une coordination entre les personnes et les objets qu’elles regardent, qui permettent d’entrer en interaction sociale, comme l’expliquent les psychologues spécialistes de ces sujets. C’est ce que soulignait très bien l’anthropologue Stefana Broadbent, en rappelant que l’attention n’était pas qu’un mécanisme de filtre, mais également « un processus » pour organiser nos interactions avec les autres, en invitant à investir des environnements qui permettent la coordination et la priorisation collective, la négociation, et pas seulement l’information individuelle. L’enjeu, souligne-t-elle, n’est pas tant d’avoir des outils pour éliminer les informations concurrentes que pour les mobiliser collectivement. Ce sont les outils de partage plus que de contrôle, de médiation plus que de surveillance, d’enrichissement de l’interaction plus que de sa réduction dont nous avons besoin. La surveillance, le contrôle, cette économie de l’infantilisation est le seul horizon du capitalisme de la surveillance qu’évoque la chercheuse Shoshana Zuboff. Notre expérience privée et son exploitation sont l’horizon de l’exploitation et pour cela, cette exploitation ne cesse de déconstruire les outils collectifs, les expériences partagées et les modalités démocratiques de contrôle de la technique par les usagers. Shoshana Zuboff rappelle que si la technologie peut-être habilitante et conforme aux valeurs démocratiques, reste que pour l’instant, les technologies cherchent plus à influer sur les comportements des gens qu’à les aider à agencer leurs relations et interactions.

Internet nous a montré que d’autres logiques que celles prônées par les Gafam et grandes startups du web sont possibles. Tout l’enjeu est de trouver comment activer et soutenir ces autres logiques. Les modèles de l’internet participatif et collaboratif que sont Wikipédia et Open Street Map (pour ne citer que les plus connus) favorisent des formes d’intelligence collective. Ce sont ces outils-là qui nous proposent des formes d’attention conjointes, participatives, modulables, fondées sur des intentions communes et une vigilance partagée. Comme le dit Yves Citton, « l’attention est une interface » qui est désormais en permanence médiatisée. Comme le pointait le philosophe William James, il nous faut comprendre à quoi acceptons-nous de nous rendre attentifs ? Au lieu de se demander à quoi nous devrions faire attention, on peut aussi essayer de comprendre ce qu’on nous fait faire de notre attention.

L’enjeu attentionnel consiste donc à être attentif à ce sur quoi je prête attention, à être critique de ses modalités. Notre « capacité de maîtrise attentionnelle dépend entièrement de notre capacité de maîtrise et de modulation de l’environnement et donc des interfaces ! », explique encore Yves Citton. Ce sont donc bien elles sur lesquelles nous devons retrouver du pouvoir d’agir, mais pas tant individuellement, comme maître de notre propre attention, mais collectivement, pour comprendre ensemble ce que nous devons faire de notre attention, pour favoriser des formes de partage, de construction conjointe plutôt que de contrôle et de maîtrise. Nous avons assurément besoin de trouver et définir des « Communs de l’attention », c’est-à-dire les règles pour préserver et pérenniser notre capacité attentionnelle d’une manière collective tout en fournissant les possibilités d’être utilisée par tous.

Radicalité : avons-nous été suffisamment critiques ?

En renvoyant les utilisateurs à leur propre responsabilité disciplinaire, face aux questions attentionnelles, les entreprises utilisent une tactique ancienne de responsabilisation visant à se défausser des leurs en exigeant des individus qu’ils se prennent en main. Comme le pointe très bien le philosophe Grégoire Chamayou dans La société ingouvernable, c’est là une stratégie courante qui vise à « responsabiliser les autres pour mieux se déresponsabiliser soi-même ». L’enjeu, renvoyer aux pratiques quotidiennes des utilisateurs en les piégeant dans des formes d’action inoffensives pour « circonvenir les oppositions potentielles en maintenant les gens dans un état d’affairement apolitique ». Pour Chamayou, l’éthique néolibérale oppose à l’action politique, réputée vaine, un cumul de micro-actes solitaires, tout en continuant, eux, à agir de manière concertée et politique. Or, rappelle Chamayou la réforme des pratiques individuelles censée pouvoir changer les choses de façon purement incrémentale, sans action collective ni conflit, tient largement de l’illusion. Kris de Decker ne disait pas autre chose. Il nous semble que les questions attentionnelles demeurent confinées au même endroit. Il est donc nécessaire d’y remettre de la politique. Mais pour cela, il faudrait que nous puissions avoir des leviers d’actions sur ces objets qui nous gouvernent et qui n’ont rien de démocratique. C’est en cela qu’il nous faut peut-être nous inspirer d’autres solutions, comme celles, plus radicales, des interdictions et des limites que proposent les mouvements antipubs, comme celles que nous évoquions sur le fait d’intimer des limites à la taille des réseaux… En fait, ce constat vient du fait que nos pistes et recommandations nous semblent insuffisantes pour renverser la donne de la question attentionnelle face aux forces économiques en présence qui imposent aux utilisateurs leurs conditions attentionnelles de manière unilatérale. Peut-être faudrait-il vraiment creuser d’autres moyens, plus radicaux ?


Image : Le travail de la designer Kalli Retzepi, sous forme de propositions critiques, met en évidence les divergences entre les modèles économiques des entreprises de service et les promesses faites aux utilisateurs. À quoi ressemblerait Facebook, par exemple, s’il apparaissait à nous de façon intelligible quant à ses intentions ? Via un, tweet du 15 novembre 2018.

Durant notre expédition sur les questions attentionnelles, on a entendu une forte demande provenant de parents, de professeurs… démunis face aux transformations en cours, face aux processus d’accaparement attentionnels de ces outils sur leurs enfants et élèves. Des parents qui ne savent pas comment réorienter leurs enfants, des adolescents qui se perdent dans les réseaux, de professeurs inquiets des effets directs (sur le sommeil, sur la capacité à se concentrer, etc.) des problèmes attentionnels qu’ils lient aux outils numériques… Depuis le début, nous n’avons pas voulu céder à cette panique attentionnelle, mais elle n’a cessé de s’exprimer partout dans les médias tout le long de notre travail. Il est donc surement nécessaire d’aller trouver des outils de plus, des moyens d’action ailleurs.

Certes, nous ne nous déférons pas facilement des fonctionnalités sociales de nos outils : elles nous apportent trop. Pour autant, il est nécessaire d’aller plus avant pour les limiter. Pourtant, nous n’avons pas trouvé les outils, les moyens, les règles pour améliorer suffisamment la question (notamment, comme nous le disions en conclusion de la piste autour de la responsabilisation, du fait aussi que nous manquions d’études et de compréhension de l’impact attentionnel des dispositifs). Elles passent assurément par de nouvelles oppositions, de nouvelles revendications de la part des usagers, citoyens, consommateurs que nous sommes, de nouvelles régulations qui font entrer le design dans le champ de la conformité, comme l’explique la Cnil. La question d’interdire les métriques pour les plus jeunes par exemple peut-elle produire un effet ? Pas si sûr, car au final, les métriques, si elles sont utilisées pour produire de la rétention, ne sont pas au coeur de la relation instituée par les outils. Passer de longues heures à tchater le soir, avec ses amis ou ses relations, échanger des vidéos ou des images, n’est pas motivé par l’assentiment que produit le like, mais bien avant tout par l’interaction sociale elle-même. Les métriques et fonctionnalités la rendent plus productive, nous poussent à y demeurer plus longtemps, mais ne la motivent certainement pas.

Le problème de la régulation attentionnelle réside dans sa proportionnalité et dans la réalité de ses effets. Le risque des interdictions, c’est qu’elles peuvent aller (trop ?) loin, à l’image de Tencent, la holding de l’internet chinois, qui envisage, visiblement sérieusement, de limiter le temps d’accès aux jeux vidéos de ses utilisateurs mineurs.

Les éléments d’un équilibre attentionnel sont encore à trouver. L’enjeu de définir des modalités d’une « proportionnalité » attentionnelle – à l’image du principe de proportionnalité et de pertinence à l’égard des données personnelles avancé par la Cnil – reste à trouver. Dans leur Cahier IP consacré à la question du design de la vie privée, la Cnil justement pose concrètement l’enjeu qu’il y a à faire entrer le design et l’analyse des interfaces dans le champ de l’analyse de conformité des régulateurs. C’est assurément un travail qui reste à mener !

Audit by design

Dans le cadre du travail que nous avons réalisé, nous avons travaillé plusieurs semaines avec des étudiants en design de l’Ensci. Nous les avons fait travailler sur les questions attentionnelles de plusieurs services en ligne (à savoir : Bob l’emploi, Tinder, Xooloo, Netflix, Facebook Messenger et Tripadvisor). Avant qu’ils ne construisent des contre-propositions pour améliorer les questions attentionnelles de ces services, ils ont réalisé un travail de compréhension des prises attentionnelles mobilisées par ces sites. Cette phase d’analyse s’est révélée assez riche et nous a montré combien le levier du design pouvait être une ressource mobilisable pour auditer les fonctionnalités d’un service.

Si dans les pratiques de design, il est courant d’analyser un service, il est plus rare que cette analyse soit pensée comme un livrable autonome, contrairement à la « création » en tant que telle. Alors que des activités relatives au consulting sont valorisées financièrement, les designers restent bien souvent exclus de ce type d’activité. En effet, l’expression de « métiers créatifs » ne permet pas de bien appréhender la dimension analytique, voire stratégique, du design, et entretient une confusion avec le champ artistique, supposé déconnecté d’enjeux économiques, utilitaires ou fonctionnels. La compréhension des dimensions attentionnelles des services numériques nécessite, en plus d’approches sociologiques, de faire appel à la capacité de regard des designers – à la façon dont le monde leur apparaît depuis leur fréquentation des appareils productifs. L’identification de formes, d’interactions, et les conséquences de ces dernières sur les liens entre perception, connotation, comportements et pratiques sont riches d’enseignements. Il s’agit ici de faire appel à l’expérience des designers pour faire surgir, parmi des objets du quotidien que l’on croit connaître, des enjeux montrant que ces derniers ont été pensés suivant des logiques définies, et que dès lors d’autres directions sont possibles. Dans une perspective anthropologique, les designers peuvent également faire preuve d’une capacité à observer les décalages et frictions entre ce qui a été prévu et les pratiques réelles des « utilisateurs », qui échappent dès lors à la pure situation d’utilité (détournements, etc.). Ces enseignements peuvent, dans un second temps, être mobilisés côté conception dans des démarches de redesign.

Afin de valoriser les capacités d’analyse des designers, il faudrait esquisser plus avant ce que pourrait être un audit by design, quel type de rendu pourrait permettre d’analyser les impensés de la conception pour aider à mieux repenser les productions. La pratique de l’audit by design, qui mobiliserait les méthodes habituelles du design (croquis, storyboards, personas, diagrammes, etc.) permettrait aussi de documenter l’existant – et pourquoi pas de façon accessible à tous. On pourrait par exemple imaginer d’obliger les services d’une certaine taille à un audit indépendant pour pointer les lacunes de leurs services et verser leurs rapports, conclusions et recommandations sous licence libre.

Bien sûr, cette pratique doit également trouver les modalités de sa réalisation concrète. De la même façon que les labels bio se révèlent inadaptés pour certains petits producteurs, les audits pourraient déboucher sur une forme de design washing qui ne règlerait rien. Un autre risque réside dans la prise du pouvoir du design thinking au détriment du design (doing). Reste que cette mobilisation du design dans l’analyse permet de voir autrement le regard que l’on porte souvent sur les fonctionnalités de services en ligne, qui sont trop souvent encore analysés sous le seul angle de leurs actions juridiques ou techniques, alors que la conception, c’est-à-dire la manière dont les fonctionnalités sont implémentées, ont un rôle de plus en plus primordial, comme l’expliquait Estelle Hary de la Cnil.

Encadré : analyser un service web
Bob l’emploi est un des services phares de l’innovation française. Ce guichet de conseil pour accompagner les demandeurs d’emploi dans leur recherche développé par Bayes Impact a été scrupuleusement analysé par quelques étudiants de l’Ensci. Bob l’emploi n’est pas un service qui capture particulièrement l’attention des utilisateurs, malgré sa promesse d’un accompagnement au « quotidien », le service propose peu de modalités de relance ou de suivi. Il est loin d’être un service envahissant. L’analyse de l’interface du site montre combien la communication domine, sans toujours expliquer clairement ce que le service fournit, explique l’analyse. Les jeunes designers ont créé plusieurs profils d’utilisateurs différents pour remplir le formulaire proposé par Bob L’emploi (une quinzaine de questions) : des profils qui ont produit des diagnostics – surprenamment – assez semblables, assez mitigés, sans expliquer la manière dont est calculé le chiffre du diagnostic formalisé. On semble ici plus dans de l’indication et de l’incitation – du nudge – que dans une quelconque forme de précision statistique.

La plateforme utilise un vocabulaire et un ton décontracté tout en restant professionnel (des formules jeunes et expressives « entrons dans le vif du sujet », tout en gardant le vouvoiement) qui souligne que sa cible est surtout un public jeune que l’ensemble des demandeurs d’emploi. Reste que derrière ses expressions dynamiques, enjouées (« votre objectif est audacieux »), vantant la rapidité, ses diagnostics visent souvent à réviser ses attentes en terme d’emploi et propose des conseils assez rudimentaires. Dans leurs conclusions, les étudiants soulignent que Bob l’emploi reste une application très respectueuse de l’attention de ses utilisateurs, mais derrière un discours bienveillant, se cache une responsabilisation forte du demandeur d’emploi et la promesse de « coaching », d’accompagnement, est plutôt réduite à des conseils simples, balisés et assez convenus. Dans leurs propositions de reconstruction, les étudiants qui avaient beaucoup observé les éléments de langage du site proposaient par exemple d’utiliser un vocabulaire moins infantilisant. Plutôt que de se retrouver face à des conseils textuels, ils imaginaient que la plateforme puisse mettre en relation des demandeurs d’emploi entre eux (« et si on était tous le Bob de quelqu’un d’autre »), afin de mettre un peu de chaleur humaine dans le dispositif. Ou encore que les jauges expliquent mieux sur quoi reposent le calcul et les recommandations en évacuant les fausses métriques pour donner un diagnostic plus qualitatif… permettant d’expliquer les paramètres comme les raisons des questions. Un court travail qui montre en tout cas qu’en s’intéressant très concrètement aux interfaces, au langage, à l’identité graphique, sémantique, aux biais cognitifs mobilisés et aux calculs productifs produits, on peut produire une analyse très opérationnelle des services permettant de pointer leurs limites et donc de proposer des potentialités d’amélioration.

Signalons que le collectif Designers Éthiques vient de publier une première méthode pour aider à évaluer les fonctionnalités addictives d’un service en permettant d’analyser, de structurer et comprendre, écran par écran si les fonctionnalités proposées par un service sont proches des objectifs de l’utilisateur.

En complément de cette réflexion, notre travail avec des chercheurs en psychologie comme Albert Moukheiber et Alexandre Saint-Jevin nous a aussi montré combien les implications psychiques des dispositifs numériques restent globalement méconnues des designers. Le problème est que ces derniers en viennent à subir, notamment dans le cadre de projets numériques, les conséquences de ces modèles théoriques. L’influence du laboratoire de captologie de Stanford, par exemple, ou de la science du comportement est prégnante sur nombre d’interfaces de notre quotidien, notamment dans le e-commerce et dans les plateformes sociales. Présentée comme une architecture de la « persuasion », celle-ci s’est construite dans une optique comportementale visant à faire de l’être humain une entité quantifiable, calculable et manipulable. Pour que les designers s’émancipent de ce type d’approches, il s’agit donc que ces derniers comprennent a minima les principales théories psychologiques (étant donné qu’elles ne sauraient se réduire à un seul modèle) afin d’analyser les éventuelles idéologies qui les sous-tendent. En effet, le psychisme revêt de multiples strates dont les sciences cognitives ne sont qu’une partie. Il importe donc d’être sensible à d’autres approches, par exemple celles qui considèrent l’être humain dans sa singularité et dans ses différences. Dans cette optique, on pourra donc se demander comment penser des objets qui ne soient pas conçus pour des cas « moyens », ou qui puissent par exemple accueillir des personnes en situation de handicap. En effet, de par leur structure psychique, ces dernières ne perçoivent pas de façon homogène les interfaces, ce que ne prennent pas assez en compte les schématisations des personas utilisés en phase de conception. Or les conséquences peuvent parfois être désastreuses, comme dans le cas de services numériques qui vont renforcer des pathologies existantes en ne proposant qu’une seule expérience uniforme.

Sur un plan pédagogique, il serait instructif d’organiser des ateliers croisant des étudiants en psychologie et design, afin de réaliser des prototypes pertinents sur un plan scientifique. On pourrait aussi imaginer que des heures de cours dans les cursus de design soient dédiées à ces enjeux – la psychologie du design restant un champ à défricher. Concernant les interfaces, on pourrait concevoir, au-delà de l’accessibilité visuelle (contrastes, tailles de police, etc.), des réglages spécifiques à différentes structures psychiques. L’interface pourrait ainsi (en partie) être co-construite avec les utilisateurs, ce qui mettrait à mal un certain type d’ergonomie recherchant la rentabilité maximale par l’homogénéisation des expériences. Que serait, par exemple, un Tinder adapté à des personnes à fort névrosisme ? Un AirBnB pour dépressifs ? Ce type de proposition nécessiterait d’affiner le lien entre interfaces et structures psychiques, sous forme de collaborations entre psychologues et designers.

Reste que sous couvert d’une amélioration de l’intelligibilité des informations, une telle visée pourrait permettre de renforcer le ciblage comportemental. Il y a également un risque de sécurité sur cette collecte de nouvelles informations personnelles, plus psychologiques, qui nécessitera d’améliorer et de renforcer la protection des données et leur exploitation.

*

Voilà ! Nous vous avons exposé nos convictions et nos doutes sur les enjeux que porte la question de l’attention appliquée au numérique. Tentons une synthèse en forme d’enseignements et de recommandations.

  • La question attentionnelle est profondément intriquée à celle des modèles économiques. Nous ne résoudrons pas l’une sans nous intéresser à l’autre. Le mille-feuille des modèles économiques des services génère des conflits de valeurs. Quand on rend intelligible le modèle d’affaires, on fait une proposition attentionnelle plus claire. Quand le modèle d’affaires est multiple, alors il est nécessaire de faciliter l’accès des utilisateurs au maximum de paramètres possibles. L’intrication des modèles économiques modifie en profondeur la proposition de valeur et donc la manière dont on « prend soin » ou dont on exploite les utilisateurs.
  • La question de la régulation par le temps passé permet de prendre conscience du problème attentionnel, mais pas de le gérer. Si la question attentionnelle est relationnelle, alors il est nécessaire de favoriser l’échange et la médiation sur le contrôle. Cela nécessite de poser la question des métriques utilisées et notamment de découpler celles utilisées par les services de celles fournies aux utilisateurs et d’en imaginer des plus qualitatives voir permettre aux utilisateurs de décider des métriques qui matchent avec leurs intentions et leurs objectifs. Les métriques de l’attention sont tout entières à inventer pour permettre aux gens de reprendre la main. Il y a là un fort potentiel d’innovation à libérer.
  • Pour améliorer la responsabilisation des entreprises sur la question attentionnelle, nous proposons de créer une fonction qui en assume la responsabilité (l’Attention protector officer) qui permette de recréer une distance entre les besoins des utilisateurs, le design et les objectifs marketing et opérationnels des services. Pour sensibiliser les entreprises à ces enjeux, nous recommandons la création d’un prix pour récompenser les organisations qui mettent ces questions à leur agenda. Enfin, pour améliorer la compréhension des enjeux, nous proposons un effort d’études pour documenter les techniques et leur efficacité, afin qu’elles ne relèvent pas seulement des connaissances des entreprises, mais, du fait de leur impact sur la société, qu’elles soient accessibles et partagées, via les chercheurs, designers et les utilisateurs à la compréhension de tous. Nous devons documenter la « forme des choix » qui nous sont proposés.

Nous invitons enfin à prolonger ce travail dans 4 directions :

  • S’intéresser aux nouvelles interfaces « hyperattentionnelles » (interfaces virtuelles, vocales, cognitives et de reconnaissance faciale) qui posent assurément des enjeux spécifiques.
  • Dépasser le côté « individualisant » des interfaces pour s’intéresser plus avant à des interfaces collectives, à une attention conjointe, aux « Communs de l’attention ».
  • À l’heure des interfaces cognitives, psychologiques et comportementales, il est nécessaire d’améliorer la formation en psychologie des concepteurs et de prendre la mesure de l’apport d’une analyse des enjeux des interfaces par le design en promouvant des formes d’audit by design.
  • Enfin face aux enjeux que posent l’alarme attentionnelle, il faut s’interroger sur des interventions qui soient plus coercitives en terme de régulation, de normalisation, de recommandation et de réglementation, en nous intéressant notamment à définir ce que l’on pourrait appeler une « proportionnalité attentionnelle ».

Hubert Guillaud et Anthony Masure

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  1. Le livre du philosophe Razmig Keucheyan Les besoins artificiels, comment sortir du consumérisme (La découverte, 2019) liste les différents moyens que nous avons à notre disposition pour limiter la consommation ou répondre à ses excès. Parmi ceux convoqués, Keucheyan évoque les réponses apportés aux troubles de la consommation compulsive et notamment les délibérations collectives, à l’image des réunions des alcooliques anonymes, celles des débiteurs anonymes ou encore les cercles de la simplicité (auxquels on pourrait ajouter « les paumés »groupe FB), qui fonctionnent tous peu ou prou selon un mode de réunion codifié, fraternel et bienveillant… L’enjeu de ces réunions consiste à briser l’isolement de l’individu, à pointer les causes sociales de la consommation compulsive, de développer une compréhension de sa « pathologie », d’en comprendre les raisons et enfin de retrouver sa dignité en reprenant le contrôle de ses gestes… « Recouvrer une dignité face à la marchandise suppose donc l’immersion dans un collectif ». Ces formes introspectives et critiques de nos aliénations contiennent pourtant une leçon essentielle pour qui s’intéresse à la question des besoins : « Seul l’interaction avec autrui est susceptible de faire prendre conscience à la personne de ce dont elle a besoin ». « Distinguer les besoins authentiques des besoins superflus suppose donc de sortir l’individu de son tête à tête avec la marchandise ». Ici, les collectifs n’imposent rien aux individus qui y participent. Leurs comportement ne sont pas pris en charge par des experts. La réunion permet à chacun de redéfinir ses besoins d’une manière dialogique plutôt qu’ontologique, dans des groupes profondément égalitaristes et à échelle humaine.

    Peut-être que nos pratiques attentionnelles compulsives ont besoin d’être ainsi discutées. Discutées face aux pratiques des autres. Mais également discutées avec ceux avec lesquels nous sommes en relation. C’est un autre moyen de regarder ensemble nos pratiques, d’interroger notre attention. Pour être attentifs à ce sur quoi nous prêtons attention, pour être critique de leurs modalités, pour définir des communs de l’attention, peut-être avons nous besoin de faire ce travail ensemble, en petits groupes, d’évoquer la question attentionnelle de manière collective. Délibérer sur les besoins, sur la manière dont ils sont aujourd’hui produits, conçus, sur nos pratiques, nécessite peut-être d’inventer ces cercles de discussions sur notre rapport attentionnel ? A le lire en tout cas, il me semblait qu’imaginer une association des internautes anonymes pour permettre aux gens de réfléchir à leurs pratiques compulsives était une modalité concrète pour réfléchir aux communs de l’attention.