Rétro-design de l’attention : dépasser le temps

Le premier constat et la première piste sur laquelle nous avons travaillé dans le cadre du groupe de travail retro-design de l’attention animé par la Fing s’est intéressé aux limites de la réponse que proposent les plateformes à la question attentionnelle : celle d’apporter aux utilisateurs des outils de mesure et de contrôle du temps passé. La maîtrise du temps n’est pas une réponse suffisante à la question attentionnelle avançons-nous. Il est nécessaire d’ouvrir les critères de mesure des outils conçus pour les utilisateurs pour leur permettre de devenir maîtres de ce qu’ils réalisent avec ces outils. Explications.

Dans le monde de l’économie de l’attention, notre capacité d’attention est vue comme une quantité finie, par nature limitée : « un jeu à somme nulle », comme nous l’expliquait le chercheur en neurosciences et psychologue Albert Moukheiber. Si je me concentre sur quelque chose, je ne peux pas me concentrer sur autre chose. C’est ce qui explique l’hyper-compétitivité dont nos sens sont l’objet. C’est ce qui explique que, pour Les marchands d’attention qu’évoque Tim Wu, nos sens soient devenus matière à commercialisation. Nous aurions une capacité d’attention limitée et biaisée, circonscrite, que nous devons à la fois préserver et exploiter à l’optimum. Celle-ci, par nature, comporte des failles dont nous sommes difficilement conscients, mais que beaucoup savent très bien exploiter par-devers nous.

L’attention une question de perception, de qualité plus que de quantité

L’attention est un concept difficile à définir. Si chacun sait ce que c’est, force est de constater qu’on peine souvent à dire précisément ce qu’elle est ou comment elle agit. Notre capacité d’attention est toujours définie par rapport aux choses auxquelles elle se fixe (ou pas) plutôt que par elle-même. Fondamentalement, l’attention – souligne Yves Citton dans son livre Pour une écologie de l’attention – est notre capacité à repérer des stimuli dans l’environnement, mais c’est aussi notre capacité à y répondre, à les trier, à les ignorer ou à nous concentrer sur certains d’entre eux. C’est à la fois notre capacité et notre incapacité à lire le monde qui nous entoure, à y réagir. Notre attention, c’est à la fois ce à quoi nous sommes sensibles et à la fois nos biais, nos erreurs d’appréciation, nos heuristiques de jugements, ces raccourcis cognitifs qui visent à simplifier nos opérations mentales pour répondre aux exigences de l’environnement. C’est donc à la fois ce que nous percevons et ce que nous ne percevons pas. Ainsi, des centaines de milliers d’années d’évolution nous ont appris à être attentifs à un bruit sec, à un mouvement rapide, à une couleur vive… signaux de danger potentiel, mais pas du tout à un mouvement extrêmement lent, à un bruit continu, ou à des couleurs sombres (et ces différences d’appréciation de nos environnements sont parfaitement exploitées par ceux qui cherchent à retenir l’attention, à l’image du célèbre jeu addictif, Candy Crush, comme le soulignaient encore récemment Wired ou L’Express ou les travaux de Natasha Don Schüll). C’est dans les failles de nos capacités de perception que s’est développée l’économie de l’attention. Celle-ci vise à exploiter nos sens, nos biais, en les trompant, en les détournant, en les court-circuitant… À exploiter les stimuli auxquels nous ne pouvons que très difficilement ne pas répondre. L’économie de l’attention consiste par principe à exploiter nos faiblesses. Notre attention semble là pour être exploitée, extraite, mise en production, comme si nous étions constamment dépossédés, comme si notre capacité d’attention ne tenait jamais uniquement de notre libre arbitre, mais toujours d’une relation, dont nous pouvons à la fois être maître et esclave, autonome et dépendant.

Cette exploitation n’est pas nouvelle. Les médias de masse, la propagande et bien sûr la publicité ont travaillé sans relâche à l’exploitation de notre perception. Mais les technologies numériques changent profondément la donne en la matière, car elles permettent de mesurer (calculer) en temps réel et en continu notre réaction, et donc de s’y adapter par rétroaction. Dans un monde « dévoré par les programmes » (Marc Andreessen), notre attention est bien trop souvent exploitée par un tiers, transformée en revenu par d’autres. À l’heure des médias sociaux, c’est nos amis et nos proches qui sont devenus les exploiteurs de notre propre attention, comme le pointe très bien Tim Wu. Tout semble être devenu matière à commercialisation : les déplacements de notre pointeur à l’écran ou de la direction de notre regard, l’analyse psychologique de nos propos, l’analyse comportementale de nos déplacements d’une page à l’autre du web, etc.

Dans l’économie de l’attention, l’attention est souvent corrélée au temps. Comme disait le président-directeur général du groupe TF1, Patrick Le Lay, en 2004 en définissant le but de ses programmes : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Dans 24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil, le critique d’art Jonathan Crary souligne également combien cet assaut temporel colonise nos moments les plus intimes. Les études d’usages mesurent le temps passé sur nos outils… en pointant la bascule de pratiques des plus jeunes qui délaissent la télévision pour leurs smartphones. Le temps semble précipiter notre condition attentionnelle, alors que celui-ci ne circonscrit pas notre capacité de réaction aux stimuli de notre environnement.

Intuition : le temps… n’est pas assez

La réponse à la question attentionnelle consiste assez souvent à maîtriser ou contrôler non pas les stimuli auxquels nous répondons ou notre capacité de perception, mais le temps durant lequel nous y sommes soumis. Comme si la maîtrise de la durée d’exposition… était la clef de notre reconquête attentionnelle. Comme s’il y avait une « bonne » durée d’exposition aux stimuli des écrans – et une mauvaise. Comme si limiter nos temps d’interaction était le principal moyen de reconquérir la surstimulation dont nous sommes l’objet.


Image : La fonction de contrôle du temps d’écran d’Apple (2018).

Mais maîtriser son temps devant les écrans ne dit rien de ce à quoi nous sommes exposés. Je peux passer deux heures sur Facebook, y lire des propos des plus pertinents et inspirants, et échanger avec leurs auteurs pour qu’ils me soient plus pertinents et inspirants encore. Mais je peux aussi y passer deux heures à perdre mon temps, à naviguer d’un contenu poubelle l’autre. Même chose avec tout autre média ou tout autre divertissement.

Le temps est un régulateur partial et partiel, sans intention, qui semble neutre et objectif. Il offre une métrique simple qui permet de lister de bonnes pratiques, à l’image du temps d’écran selon l’âge des enfants que recommande l’Académie des sciences. Le temps d’écran est effectivement un outil qui permet de conscientiser son rapport aux interfaces et de normaliser les pratiques.

Mais s’il nous dit quelque chose de la quantité, le temps ne nous dit rien de la qualité des stimuli que nous recevons et auxquels nous répondons.

Sur quoi mettons-nous un retardateur ? On peut imaginer limiter le temps d’accès à un livre également, mais l’enjeu reste de savoir quel livre. Réguler le temps, évacue l’intention et les valeurs. Le « temps bien employé » (Time Well Spent, devenu Centre pour la technologie humaine) insiste à son tour sur le temps, sur la quantité de ce que nous absorbons, alors que le cœur de son propos repose bien plus sur la qualité, sur la manière dont il est employé : pourquoi faire ? Dans quels buts ? Pour servir quels objectifs ?

La focalisation sur la question du temps induit plusieurs écueils : il renvoie le problème attentionnel à une question individuelle plus que collective. C’est à chacun d’être maître de soi, de son destin, quand bien même cette maîtrise n’est pas également répartie dans la société. Elle ne nous aide pas vraiment à répondre aux injonctions attentionnelles, car ne nous aide pas à prioriser nos objets d’attention. Or, comme le souligne le neuroscientifique Daniel Levitin dans L’esprit organisé, apprendre à hiérarchiser nos priorités est la compétence clé du XXIe siècle. « Il ne s’agit pas d’intégrer moins d’informations [on se plaint depuis des siècles du trop-plein d’informations], mais d’avoir des systèmes pour les organiser ». Le problème réside dans la sélection, explique-t-il. Et les solutions dans notre capacité à faire des relations entre les choses, à les évaluer, à les hiérarchiser, à les ordonner, à les prioriser, à les organiser, et ce alors que ni les stimuli, ni notre réseau de prise de décision n’établissent très bien les priorités, notamment parce que nous sommes plus sensibles, par exemple, aux changements et aux nouveautés qu’à la pertinence, à l’importance ou qu’au temps long. L’enjeu est donc d’apprendre à trier, à organiser… et ce avec d’autant plus d’efficacité que les flux auxquels nous sommes confrontés sont nombreux, massifs, rapides. Un apprentissage qui est loin d’être simple, convenons-en.

Ce n’est donc pas par la maîtrise de la seule durée que nous trouverons les modalités de notre reconquête attentionnelle. Si le temps passé est un outil de mesure du problème, il n’est ni une solution ni un remède en soi. Il permet d’être conscient du problème, mais ne livre en soi aucun moyen d’action. C’est certainement pourquoi cette question du temps est autant appréciée par les exploiteurs de notre attention eux-mêmes. La maîtrise du temps renvoie l’usager à sa responsabilité et à sa culpabilité et dédouane les services de toute responsabilité. Au mieux, ils proposent des outils pour aider les gens à mesurer le temps passé, célébrant la déconnexion, sans rien faire pour limiter les stimuli qu’ils nous envoient. On vous somme d’être raisonnable, de faire attention au temps passé, alors que dans le même temps, on fourbit des boutons de plus en plus colorés et clignotants, des interfaces qui exploitent toujours plus avant nos biais comportementaux et cognitifs. Les services nous plongent dans leur propre schizophrénie, nous sommant de nous déconnecter tout en concevant des services qui renforcent toujours plus l’addiction et la compulsion. Cette schizophrénie ressemble trait pour trait aux propos des industriels du plastique qui culpabilisent ces pollueurs de consommateurs sans remettre en cause leur propre responsabilité dans la surproduction de plastiques.

Or, il y a bien une manipulation subtile à l’œuvre, comme l’a pointé Tristan Harris. Il y a bien une intention cachée, construite, conçue… Et les plus gros services sont souvent ceux qui sont les plus avancés sur cette exploitation de notre attention, à l’image de la manière dont ils ont détourné les spécifications d’incrémentation des notifications, très peu réglementées par les recommandations faites aux développeurs pour Android ou iOS et encore moins contrôlées par ces plateformes.

Nos biais ont bien été mis en production. La captologie et les sciences comportementales ont été mises à contribution. Le but de Facebook n’est pas de nous connecter à nos amis, mais de vendre notre temps de cerveau disponible à la publicité. Le but de YouTube est bien de nous faire rester le plus longtemps possible devant l’écran pour maximiser ses revenus publicitaires. Le but de Candy Crush est bien de nous frustrer juste ce qu’il faut dans l’expérience du jeu pour nous pousser à effectuer des micropaiements, en exploitant d’une manière scientifique les délais entre les récompenses variables que nous recevons. Nous sommes bel et bien entrés dans un monde qui vise à rendre notre attention productive. Un monde qui sait nous envoyer une sollicitation au moment opportun, avec le ton qui convient, pour que nous retournions sur le service que nous avions abandonné. L’exploitation de nos biais cognitifs se couple à l’exploitation de nos comportements et de notre psychologie pour rendre ces modèles toujours plus fins et plus rentables. Tous les services ne les exploitent pas avec la même capacité, avec la même force, car tous les services sont loin d’avoir accès aux outils les plus perfectionnés et aux données les plus fines qui vont rendre ces outils encore plus efficaces et productifs (mais ils vont progresser). Or l’utilisateur que nous sommes n’a pas consenti à cela, n’est pas au courant de cette exploitation qui se fait d’une manière bien souvent invisible à ses sens mêmes. En tant qu’usager,on devrait pouvoir savoir que la durée de connexion est exploitée, que le ciblage psychologique est activé… Ce n’est pas le cas. C’est à nous usagers, mais aussi citoyens d’être attentifs, de mesurer, de relever, d’être les rétro-ingénieurs, de documenter la manière dont nous sommes exploités. Ce sera également à nous de trouver les modalités de notre révolte quand nous aurons suffisamment consigné les modalités de cette prédation attentionnelle dont nous sommes en grande partie les victimes bien plus que les responsables. Et il faudra aussi que ce renversement se fasse côté conception !

Constat : la fausse réponse de la mesure du temps passé

Prendre conscience du temps que l’on passe dans nos interfaces semble aujourd’hui, pour beaucoup, la meilleure réponse à la panique attentionnelle. Mais ce n’est pas si sûr. Suite aux critiques qu’elles ont subies sur cette question de l’attention, les grandes entreprises du numérique ont toutes annoncé des mesures pour favoriser le « bien-être » de leurs utilisateurs afin de les aider à prendre conscience du problème.

Conscientiser n’est pas gérer
Toutes ont lancé des tableaux de bord calculant le temps passé en ligne, sur les services, sur les applications et sur nos smartphones. Toutes les ont augmentés de possibilités de limitation temporelle, et ont introduit de meilleures modalités de gestion des notifications.

Ces outils de contrôle du temps passé ne sont pas sans effets : ils permettent bel et bien aux utilisateurs de prendre conscience du problème qui les affecte.

Encadré : Conscientiser n’est pas soigner
Pour Kevin Holesh, PDG de Moment, l’une de ces applications de mesure du temps passé, rapporte Wired, sur les 1,3 million d’utilisateurs de son application de contrôle du temps, 57 % de ceux qui l’ont utilisé pour surveiller leurs habitudes durant au moins 30 jours ont réduit leur temps passé sur smartphone de 24 minutes en moyenne. Par contre les systèmes contraignants – consistant à empêcher d’accéder aux applications une fois un temps délimité dépassé –, eux, n’ont pas démontré une plus grande efficacité. Les utilisateurs ne se tiennent pas aux limites qu’ils s’imposent : ceux qui s’en fixent ont réduit leur temps passé sur smartphone de 26 minutes en moyenne. S’imposer des contraintes semble avoir bien moins d’effets que l’autosurveillance. Conscientiser n’est pas soigner ! Peut-être seraient-elles plus efficaces si les utilisateurs ne pouvaient pas facilement contourner les interdictions qu’ils se fixent, explique Gabe Zichermann, experte repentie en conception de jeux viraux, qui a développé Onward, une application avec des fonctionnalités de blocage strictes (qui ne peuvent donc s’enlever qu’en supprimant Onward). Enfin, il y a bien un effet de durée, comme le pointe une étude du Humane Tech qui souligne que passé la quinzaine ou la trentaine de minutes sur une application, notre satisfaction tombe en flèche !

Comme le pointait très justement Thomas Coeffé du Blog du Modérateur, l’hypocrisie des plateformes est entière ! D’un côté, ils promeuvent la déconnexion, de l’autre, ils encouragent l’addiction puisque leurs modèles économiques reposent sur le temps que l’on consacre à leurs services et sur le fait d’accueillir et d’imbriquer de plus en plus de services. Comme l’expliquaient très bien les journalistes et chercheurs Ben Tarnoff et Moira Weigel pour le Guardian (voir également l’article de ,Mais où va le web ?), la prise en compte du « temps bien employé » par les géants du Net risque de rendre l’attention encore plus performante et rentable. Les fonctionnalités de suivi du temps sont d’abord conçues pour nous inciter à fournir des informations raffinées, annotées, qualifiées sur nos activités, rappelait le sociologue Antonio Casilli. Les outils de contrôle du temps bien dépensé sont un nouveau moteur de notre propre exploitation. Tim Wu ne renierait pas ce constat.

Prendre conscience de la question attentionnelle est donc un premier pas. Si les techniques de soi (de contrôle de soi), comme celles que propose le Time Well Spent sont des solutions palliatives, elles ne résolvent pas plus que la question de la mesure du temps passé, la tension attentionnelle. Pour cela, il faut s’intéresser plus avant aux intentions que nous mettons dans nos rapports aux outils, aux buts et objectifs que nous poursuivons, et aux pratiques que nous choisissons de mener pour les atteindre.

Faire coïncider nos intentions, nos buts avec nos pratiques et leur hiérarchisation
Comme le dit le philosophe et sociologue Hartmut Rosa en introduction de son dernier livre, Résonance, une sociologie de la relation au monde, « si le problème est l’accélération, alors la résonance est peut-être la solution ». Cela signifie, pour lui, que la décélération n’est pas la réponse à l’accélération du monde. De même, pourrions-nous paraphraser, le contrôle du temps n’est pas la réponse à l’exploitation attentionnelle de notre temps. Dans son livre, Rosa tente de construire des indicateurs pour comprendre, d’un point de vue sociologique, les critères d’une vie réussie, qui ne soient pas les indicateurs de confort matériel, de niveau d’instruction ou de ressources que la sociologie manipule habituellement – comme nous cherchons à comprendre à travers la question de l’attention, les pratiques et usages d’internet « réussis ». Pour lui, il est nécessaire d’inventer d’autres métriques pour échapper à la logique d’accroissement qui contamine l’idéal de la vie et que reflètent les indicateurs utilisés par les sciences sociales. Ce changement de paradigme (et deuxième constat que nous dressons après celui consistant à dire que prendre conscience n’est pas gérer) fait écho aux constats que dresse le mouvement du Time Well Spent qui invite à remettre de l’intention dans nos pratiques.

Piste : favoriser l’interaction plus que le contrôle

La question attentionnelle nécessite de s’intéresser plus avant aux pratiques concrètes qui se cachent derrière les temps d’usages. Que l’enjeu n’est pas tant une question de contrôle ou d’interdiction, que d’accompagnement. C’est ce que répète depuis longtemps la spécialiste de l’adolescence et des réseaux numériques, danah boyd, dans son livre, C’est compliqué comme dans nombre de ses articles que nous avons pu évoquer dans nos pages. Le temps d’écran, comme les restrictions d’âge largement contournées par les plus jeunes, n’aident pas à trouver des solutions. Pour la chercheuse, la tentation de l’hypercontrôle constitue une anti-éducation.

Comme nous le disait déjà il y a longtemps Olivier Houdé, responsable du Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant : « Ce ne sont pas les écrans qui sont négatifs, c’est le fait d’être laissé seul devant ». Et la mesure du temps d’écran comme mode de régulation consiste justement à déléguer sa parentalité à une machine : pas à s’y impliquer ! Mêmes constats, plus récents, dressés par la journaliste scientifique Olivia Solon pour Mosaïc ou par Alexis Madrigal sur The Atlantic, qui soulignent le besoin d’outils qui agissent comme médiateurs entre parents et enfants ou d’outils de recommandations plus qualitatifs. Mêmes interrogations portées par Xavier de la Porte,qui s’interroge sur les dilemmes que soulève pour tout parent l’usage de FamilyLink, le système de contrôle parental de Google.

Encadré : Valoriser la qualité des échanges
Dans le cadre de nos travaux réalisés avec les étudiants en design de l’Ensci, un petit groupe s’est ainsi intéressé à une application de contrôle parental, Xooloo. Xooloo se présente comme une application qui sert à la fois à contrôler les usages numériques des enfants et à la fois à les responsabiliser. L’application contrôle l’usage que font les enfants de leur smartphone et en informe leurs parents, permettant par exemple de connaître le temps passé sur les applications, d’être prévenu en cas d’installation de nouvelle application… Le parent peut ainsi bloquer la connexion de l’enfant et suivre ses usages qui sont normalisés en étant comparés, application par application, à ceux d’enfants du même âge. L’enfant est invité à respecter les règles fixées par les parents et peut recevoir de leur part des récompenses, comme un temps de connexion supplémentaire. L’autonomie de l’enfant est donc contrôlée, sanctionnée, non pas tant sur ses activités que sur le temps passé. Pire, le contrôle du temps d’écran des enfants nécessite toute l’attention des parents, qui se voient notifiés sans cesse de ce qu’ils y font, comme pour renforcer leur emprise. « L’organisation pyramidale de l’application ne permet pas d’instaurer un environnement propice à la communication. Au contraire, elle met en place le besoin incessant pour l’enfant de négocier du temps d’usage ». Au final, Xooloo se révèle un moyen de crisper les relations plus que de les améliorer ou de les faire évoluer.


Image : le fonctionnement de Xooloo analysé par Adèle Castelain et Lisa Kalt.

Dans leur proposition de reconstruction et d’amélioration du service, les deux jeunes designers de l’Ensci, Adèle Castelain et Lisa Kalt, proposaient de rééquilibrer le pouvoir entre parents et enfants, plutôt que de les faire reposer uniquement sur le contrôle ; de valoriser la qualité des usages plutôt que leur quantité ; et de permettre de personnaliser les paramètres plutôt qu’ils ne reposent sur des normes automatisées. Ainsi, elles proposaient de lier le temps d’usage des smartphones des parents à celui des enfants : si les parents passaient beaucoup de temps sur leur appareil, les enfants en gagnaient en proportion, afin d’interroger les parents sur leurs propres pratiques. Elles proposaient également de réintroduire de la symétrie : si les parents bloquent les smartphones de leurs enfants à l’heure du repas, celui des parents est également bloqué. Cependant, certaines applications restent accessibles permettant à la famille, le temps du repas par exemple, de pouvoir consulter de concert Wikipedia pour y chercher une information ou d’accéder à une vidéo sur YouTube, pour regarder quelque chose ensemble. Autre proposition imaginée par Adèle Castelain et Lisa Kalt, utiliser les métriques d’usages de ses enfants pour favoriser le partage. Ainsi, si l’application la plus utilisée par l’enfant est YouTube, l’application propose aux parents d’envoyer à leurs enfants des vidéos qu’ils pourraient trouver intéressantes. L’enjeu pourrait être multiple : améliorer ainsi les recommandations automatisées de leurs enfants en leur proposant des contenus différents, mais aussi avoir des supports d’échanges entre eux. Enfin, proposer des applications éducatives, classées et validées par le système, qui permettraient aux enfants de gagner du temps d’usage s’ils les utilisent.


Image : Équilibrer les temps d’écran des parents et des enfants et favoriser le partage de contenus, extrait du travail de proposition pour améliorer Xooloo d’Adèle Castelain et Lisa Kalt.

Concevoir des outils qui favorisent la médiation, qui améliorent les interactions plutôt que de les suppléer, qui favorisent l’échange plus que le contrôle, semble une première piste d’amélioration et de transformation des métriques attentionnelles.

Constat : derrière l’attention, des relations

Si la question attentionnelle est une question de conception, de design, elle est d’abord pleinement liée à des questions des mécanismes sociaux induits, architecturés, par les outils que nous utilisons. La question attentionnelle est avant tout une question relationnelle. Et cette question relationnelle est bornée et structurée par les outils qui sont à notre disposition.

Comme le rappelle l’anthropologue Stefana Broadbent, l’efficacité et la productivité, tout comme la concentration, depuis la révolution industrielle, sont corrélées à l’isolement. Se concentrer, c’est se couper des autres qui nous distraient. D’où le développement d’un contrôle attentionnel et relationnel, très différencié selon l’échelle sociale : plus fort sur les enfants dans le cadre domestique ou sur les employés de plus bas niveau quant aux accès aux moyens de communication. « L’environnement de travail réduit le niveau d’implication des gens. L’automatisation implique des travaux de plus en plus dénués de sens avec des fonctions limitées. On demande à bien des employés de concentrer leur attention sur des tâches sans sens et répétitives, et on sait qu’on a du mal à concentrer son attention quand on s’ennuie… Finalement, le téléphone mobile sert à rester vigilant et en alerte. Comme nos vérifications d’e-mails correspondent souvent à une chute d’attention dans notre travail et font partie d’un cycle d’attention qui a pour fonction de la détourner pour nous permettre de nous reconcentrer. » Nos environnements médiatiques actuels n’ont-ils pas les mêmes effets ? Comme le pointait Alexis Madrigal : « Une grande partie de notre connexion compulsive (dans la mesure où elle existe) est un symptôme d’un problème plus important, pas le problème lui-même. » Des symptômes liés à notre relation au travail, au contrôle, à l’automatisation, aux urgences productives ou sociales que ces infrastructures mettent en production…

Comme le souligne le chercheur Alex Beattie sur RealLife, les applications de contrôle du temps passé interprètent tout le temps passé en ligne comme du temps perdu au risque que tout soit perçu sous le seul angle d’une plus grande efficacité. Elles imposent un « chronopouvoir ». « Rendre le lieu de travail moins pourvu en distractions peut sembler le rendre ‹ plus sain ›, mais cela ne fait que le re-tayloriser, en encombrant la chaîne de montage en réseau : les ordinateurs portables sont bannis des réunions ; on dit aux travailleurs de vérifier leurs e-mails moins souvent, etc. L’utilisation des technologies n’est considérée comme ‹ malsaine › que lorsque la connectivité est considérée comme ‹ insensée ›, c’est-à-dire que la capacité du travailleur du savoir à prêter attention est transformée en un produit de travail pour l’employeur qui lui verse un salaire. » Les actes individuels de déconnexion (ou de contrôle du temps) ne modifient en rien les conditions de vie dans lesquelles nous sommes coincés, explique encore Alex Beattie. C’est ce qu’il a constaté lors de l’utilisation de Mute ou de Moment, des applications de surveillance qui fournissent des informations régulières sur le temps passé sur votre appareil. Ces applications ne font pas la distinction entre le travail et les loisirs, mais interprètent à la place tout le temps passé sur les appareils comme une perte de temps. Sur Mute, chaque mise à jour est accompagnée d’une émoticône éclatante et d’un message moralisateur. Le risque souligne-t-il est d’inciter l’utilisateur à une gestion sans fin de microprojets… et ce alors que toutes nos pratiques, de loisir, de travail, d’information, de sociabilité… sont désormais gérées avec des outils numériques. Pour Alex Beattie, le risque est que la déconnexion (cette « morale de la productivité ») impose l’idée que tout ce qui n’est ni productif ni intentionnel devienne « anormal » et que la normalité soit régie par la seule efficacité. Or, c’est ce que produisent ces métriques : une efficacité de tous les instants !

Peut-être est-il temps d’observer la « toxicité » des dispositifs que nous avons mis en place, interroge avec raison le chercheur en sciences de l’information Olivier Ertzscheid. Chaque outil, chaque plateforme, induit ses rituels et structures attentionnelles spécifiques. C’est la forme des relations que les grandes plateformes structurent, architecturent, qui avive le problème attentionnel. C’est ce qu’évoque également Stefana Broadbent dans un article de recherche intitulé « Les mécanismes sociaux de l’attention », à paraître en 2019 dans le livre Les valeurs de l’attention, édité par Nathalie Grandjean aux Presses du Septentrion. Elle y rappelle, très justement que « l’attention n’est pas seulement un mécanisme visant à filtrer l’information et les stimuli entrants, mais un processus qui nous permet d’organiser nos interactions avec les autres ». Les grandes plateformes « affichent simplement des boîtes de saisie de texte où les individus peuvent écrire des opinions et répondre aux autres ». Dans la pratique, elles semblent offrir un environnement ouvert pour le débat avec des fonctions limitées pour stocker, regrouper ou organiser les discussions. « Dans ces systèmes, tout le fardeau de la coordination et de la synthèse incombe aux contributeurs (ou aux organisations qui centralisent l’information) et il n’est pas surprenant que la participation soit faible ou diminue après quelques interactions. Ces types d’environnements ne proposent pas d’objets sur lesquels ils opèrent conjointement, ils ne fournissent pas de visualisations des résultats communs, ils ne rendent pas tangibles les résultats émergents, ils n’indiquent pas où se concentrer et quelles sont les tâches les plus urgentes. Ce qu’ils proposent est exactement le contraire, c’est-à-dire des interfaces qui n’affichent que des contributions individuelles, des parties ou des fragments. En ne fournissant pas le sens de la production collective émergente, ils inhibent la création du collectif lui-même. » En comparant les interfaces des grandes plateformes (YouTube, Twitter, Facebook) à des outils de collaboration et de co-construction des connaissances (comme Wikipedia… mais on pourrait ajouter OpenStreet Map, GitHub ou Open Food Fact), la chercheuse souligne que ces derniers permettent de modifier les outils, d’agréger les contenus et les contributions, de retracer l’historique, de visualiser les agrégations et les éléments uniques, d’inclure des outils de mesure et de négociation. Ces interfaces encouragent « les modalités grâce auxquelles la connaissance est rendue publique, en étant assemblée, modifiée, sédimentée et réfléchie ». Elles rendent visibles la co-construction et les règles qui régissent sa modification et sa diffusion. Ce qui introduit des différences attentionnelles réside donc dans la nature même des outils (toxiques ou non) que nous utilisons. Il y a donc des logiques intrinsèques aux outils qui nécessitent de mettre à plat l’organisation même de l’interaction tout comme la taille de ces structures. À l’époque des blogs et des wikis par exemple, les échanges en ligne étaient très différents de ceux structurés par les réseaux sociaux comme Twitter et Facebook. Ces infrastructures reliaient des prises de position à des profils, à des historiques… nourris d’informations sur ceux qui les émettaient. Si, comme l’expliquent Dan Sperber et Hugo Mercier, le raisonnement est avant tout une compétence sociale, alors il est nécessaire de regarder la fonction sociale de l’attention. Stefana Broadbent souligne que les formes de collaboration et d’intelligence collective réussies rassemblent des individus éloignés et permettent d’organiser des savoirs cohérents et coordonnés, plutôt que des individus apparentés et des savoirs qui se succèdent les uns aux autres. L’attention conjointe et l’intentionnalité conjointe sont des moyens de créer des espaces d’attention partagés, permettant aux participants de construire de l’intelligence collective. Pour la chercheuse, « l’attention n’est donc pas qu’un moyen de filtrer l’information et les stimuli entrants, mais un processus qui nous permet d’organiser nos interactions avec les autres ». Les artefacts que nous utilisons pour distribuer ces capacités cognitives sont donc différents selon ce qu’ils permettent de faire : certains coordonnent l’attention et soutiennent la collaboration, comme Wikipedia, GitHub ou Google Docs… Alors que nombre d’autres plateformes, comme les forums en ligne, échouent à générer de la production collective créative. Nombre d’interfaces proposent seulement des boîtes de saisies ou de réponses, sans fonctions de coordination des discussions. « Ces expériences nous apprennent que pour que des systèmes numériques favorisent la collaboration et la co-construction des connaissances, ils doivent présenter certaines caractéristiques. Ces caractéristiques doivent inclure la possibilité de modifier les outils, d’agréger les contenus et les contributions, de retracer l’historique, de visualiser les agrégations et les éléments uniques, d’inclure des outils analytiques et de permettre la négociation. En d’autres termes, les systèmes devraient encourager les modalités grâce auxquelles la connaissance est rendue publique, en étant assemblée, modifiée, sédimentée et réfléchie. Par-dessus tout, qu’il s’agisse d’une carte, d’une entrée pour une encyclopédie ou d’un programme politique, l’objet étant co-construit, cette co-construction doit être visible, tout comme les règles qui régissent sa modification et sa diffusion ». En fait, souligne Stefana Broadbent, les différences attentionnelles se retrouvent au cœur de l’architecture des plateformes elles-mêmes. Les modèles d’architecture de l’attention doivent prendre en compte les questions de collaboration et de coopération, donc d’attention conjointe, permettant de partager objectifs et intentions. Pour elle, nous sommes actuellement trop confrontés à des mécanismes individuels de gestion de l’attention, qui perpétuent des modèles compétitifs « où le but est de comprendre comment mieux réduire ou éliminer les informations concurrentes plutôt que de les mobiliser collectivement ». Si l’attention est un mécanisme constitutif de la communication et de la socialité, l’enjeu devient donc de s’assurer qu’elle puisse s’y déployer plutôt que s’y réduire.

Ce sont donc bien des formes d’« architectures toxiques » qui sont en cause. Celles-ci privilégient des formes d’échanges au détriment d’autres (et notamment de l’organisation conjointe). Cela implique d’élargir les modalités d’interaction là où les réseaux sociaux ont plutôt tendance à les normaliser et sédimenter dans des formes assez proches, assez similaires, les unes des autres, où les modalités d’interactions sont très similaires d’une plateforme l’autre.

Piste : inventer d’autres métriques

Ces formes d’échanges sont largement soutenues par des interfaces trop simples, mais également par des métriques qui valorisent des interactions simples et redondantes, à l’image des outils de mesure d’audience. Tout comme les outils de mesure du temps passé, les outils de mesure d’audience favorisent la mesure de la quantité sur la qualité. Dans les flux auxquels nous sommes soumis, ce qui est toujours valorisé par les métriques est le plus facile à compter, pas nécessairement le plus important. Nous sommes réduits à des métriques de temps, d’engagement et de croissance. Nous mesurons tout à l’aune des mêmes métriques. Le succès d’une application bancaire par exemple, se mesure comme n’importe quel autre service : au nombre de téléchargements, au taux d’utilisation, au taux d’ouverture… Alors qu’une bonne application bancaire ne devrait-elle pas d’abord mesurer son succès au fait qu’on l’utilise le moins possible, signe d’une relation apaisée entre une banque et ses clients ?

Dépasser la culture des métriques
Le numérique a incontestablement simplifié et amplifié la production de métriques. Il les a également profondément homogénéisées, privilégiant certaines au détriment d’autres, notamment les mesures d’audience, valorisant le nombre d’accès, le temps d’accès et le nombre de partages.

Autre phénomène important, dans cette inflation de mesure, celles des plateformes sont souvent les mêmes que celles qui sont fournies aux usagers : temps passé, audience, likes, partages, servent indifféremment les utilisateurs et les producteurs, comme si les mesures des uns devaient être aussi celles des autres. C’est un moyen pour faire que les objectifs des systèmes que nous utilisons deviennent les nôtres : avoir le plus d’amis possible, obtenir le plus de partages possible, le plus de likes… alors que ces objectifs sont souvent ceux des plateformes plus que les nôtres. Nous sommes coincés dans des métriques homogènes qui s’imposent à nous, et ce sont elles qui nous contraignent dans leurs effets de focalisation et de court terme, de leurs fonctions d’amélioration, les métriques ont basculé dans une fonction de contrôle. Or, comme l’expliquait le spécialiste de l’économie comportementale Dan Ariely, la précision, l’exactitude, l’immédiateté, la granularité ou la transparence induite par les chiffres ne rend pas les données plus utiles. Dan Ariely, avec sa balance sans chiffre, MySchapa, montre que produire des données moins précises, sans chiffres, sans précision, permet d’obtenir d’autres effets, plus essentiels aux objectifs de chacun. Les indicateurs des uns ne doivent pas être nécessairement les indicateurs des autres. Décorréler les indicateurs des systèmes de ceux des utilisateurs nous semble une piste intéressante pour mieux distinguer les différences d’objectifs, d’enjeux et de valeurs des différentes parties prenantes des services.

Encadré : MyShapa, la précision n’est pas toujours la meilleure information
« Dans la vie quotidienne, on ne pense pas souvent à sa santé. On y pense souvent en réaction à ce qui nous arrive. En fait, au quotidien, on n’y pense qu’à deux moments dans la journée : quand on se brosse les dents et quand on monte sur sa balance. »

Que savons-nous des balances ? On sait qu’il vaut mieux se peser le matin que le soir, non pas tant parce que le soir on pèse souvent un peu plus lourd (nous avons tous des fluctuations de poids dans la journée), mais parce que monter sur sa balance le matin nous rappelle que nous voulons être en bonne santé, alors que quand on le fait le soir, on s’endort et on n’y pense plus au matin, expliquait le spécialiste de l’économie comportementale Dan Ariely lors d’une récente conférence. Le matin, monter sur sa balance agit comme un acte de renforcement, d’engagement, qui nous rappelle nos objectifs, à savoir qu’on veut rester en bonne santé. Reste que peu de gens aiment à monter sur leur balance le matin, car bien souvent, elle apporte une mauvaise nouvelle. En fait, quand les gens font des efforts pour manger moins ou plus équilibrés, ils s’attendent à ce que leur poids change très vite. On ne mange rien de la journée, et on espère que notre poids va réagir en conséquence. Or, en réalité, le corps met entre 8 et 15 jours à réagir. Il fonctionne autrement que notre motivation. « Bien souvent, on fait un effort, et puis on constate que ça n’a pas eu d’effet. On est déçu. On se démotive et on se remet à manger… » Personne n’aime monter sur une balance. Et tout le monde souhaite des résultats immédiats. Comment surmonter ces problèmes ? Peut-on concevoir une balance qui permettrait d’améliorer cela ?

C’est ce à quoi a travaillé Dan Ariely avec MyShapa. MyShapa est une balance sans chiffre dotée d’une application. Plutôt que de donner une mesure précise ou ultra-précise comme le font la plupart des balances numériques, au risque de montrer les fluctuations de poids (et donc un gain de poids), MyShapa vous invite chaque jour à monter sur sa balance sans écran, pour vous rappeler votre engagement de prendre soin de votre santé. La balance calcule une moyenne de votre poids sur 3 semaines. Le but est ainsi de lisser votre poids pour que les fluctuations naturelles et quotidiennes ne viennent pas vous démotiver dans votre effort. L’application d’ailleurs ne vous donne jamais votre poids en kilo, elle vous donne une note de 1 à 5, pour vous aider à accomplir votre effort. « L’enjeu n’est pas de donner le plus d’information possible et précise en temps réel comme on le croit trop souvent, mais au contraire de traiter les informations pour vous aider à poursuivre vos objectifs, de saisir les liens de cause à effet. » Par exemple, lorsque les femmes ont leurs règles, elles ont tendance à boire plus d’eau et donc à prendre un peu de poids : d’où l’importance de lisser ce moment dans le temps, car si la prise de poids est démotivante, elle n’a ici qu’une incidence contextuelle (que la balance est capable de prendre en compte). En passant du poids à une indication de comportement qui vous indique vos progrès MyShapa semble une balance qui ment. En fait, elle est conçue pour encourager ceux qui font des efforts. Elle propose ainsi des missions à ses utilisateurs (marche, recettes de cuisine…) et encourage ceux qui l’utilisent sur une base journalière à tenir leurs engagements (voir la vidéo promotionnelle qui explique très bien le fonctionnement de la balance).


Image : la balance MyShapa et son application connectée.

Les développeurs de MyShapa ont bien sûr testé leur solution. Alors qu’en 12 semaines, les personnes qui utilisent une balance normale ont tendance à perdre jusqu’à 0,78 % de leur poids ou gagner 1,22 %, les utilisateurs de Shapa ont perdu entre 0,88 % et 0,40 % de leur poids. En moyenne ils ont perdu un peu plus de 2 kg en 12 semaines. Mais surtout, insiste Ariely, les utilisateurs estiment que leur décision en matière de santé s’était améliorée. Bon, me direz-vous, vous aurez peut-être l’impression de recevoir là un très bon discours promotionnel pour un nouveau produit… Reste qu’adapter (« nudger ») l’information à nos biais psychologiques et cognitifs comme le propose très concrètement cette balance est un intéressant renversement de paradigme. « Les balances numériques nous ont tracé avec trop de précision. Apporter plus d’information par rapport aux vieilles balances mécaniques à aiguilles était une erreur. Connaître les choses précisément ne signifie pas toujours mieux les connaître », pointe Ariely en nous invitant à concevoir l’information autrement pour qu’elle soit meilleure pour nous, plus adaptée à nos comportements.

Pour Dan Ariely cette approche pourrait bénéficier à bien d’autres appareils, notamment dans le domaine de la santé (et certainement bien au-delà). Retenons en tout cas que la précision, l’exactitude ou la « transparence » ne sont pas toujours la meilleure façon de présenter les choses, bien au contraire. Les métriques produites en temps réel, comme nous le proposent nos produits numériques, célèbrent une forme d’engagement continu et immédiat, mais ne produisent pas pour autant les effets escomptés. Comme il le confiait à Wired, en critiquant les applications de mesure de soi : « En apportant aux gens plus de granularité, nous rendons l’information moins utile. »C’est là des constats souvent pointés, mais qui demandent une autre approche pour être transformés. C’est la force de la démonstration d’Ariely : nous inviter à faire un pas de côté pour sortir de la précision angoissante des mesures produites uniquement parce qu’elles sont possibles. Et chercher d’autres solutions que les plus faciles.

Imaginer d’autres métriques
Un moyen simple de redonner du pouvoir d’agir sur les questions attentionnelles semble de permettre aux gens d’avoir la main sur les métriques, de leur permettre de construire leurs indicateurs et les valeurs qui vont avec. Comme le souligne Rob Horning, les métriques impliquent des modalités spécifiques selon leur mode de production sur à qui elles sont destinées, qui les reçoivent, qui les fait circuler…

Nous parcourons en moyenne 90 mètres de contenus par jour, estime l’un des directeurs de Facebook. Nous passons en moyenne 1h22 minutes par jour sur les réseaux sociaux (en France) contre 4h48 sur internet (Cf. étude We Are Social, 2018 : nous passons en moyenne 20 minutes par jour sur FB et 76 % des utilisateurs y vont chaque jour). Mais ni ce temps passé ni le nombre de contenus que nous voyons défiler sous nos yeux ne nous aident à faire sens. Où sont les outils, les métriques, qui nous aident à faire sens ? Qui mesurent l’intensité des relations plutôt que leur nombre ? Qui nous permettront par exemple de mesurer ce qu’on a appris plutôt que le nombre de contenus que l’on a vu défiler sous nos yeux ? La qualité des échanges plutôt que leur quantité ou le temps qu’on y a passé ?

L’artiste Ben Grosser interroge depuis longtemps ces questions de métriques. Il a lancé par exemple des « demetricator », des outils permettant d’enlever les métriques des principaux réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram). Comme le soulignait le journaliste Vincent Glad : « C’est quand les chiffres apparaissent que le réseau prend forme. Les chiffres sont la conversation elle-même. » Ces chiffres, tous similaires, produisent de l’uniformité dans les contenus eux-mêmes et dans les relations que les contenus structurent : les contenus les plus vus se ressemblent par nature, car les plateformes encouragent certains types de contenus sur d’autres, certaines formes d’approbation et de validation sociale sur d’autres… Comme le pointe Ben Grosser : « Quel que soit le problème, la réponse de la Silicon Valley est toujours plus de métriques », des métriques qui ne sont pas toutes visibles par l’utilisateur, comme le score de confiance d’Apple ou le score de santé des conversations de Twitter (développé avec Cortico). Cette dernière entreprise suggère d’ailleurs de nouveaux outils de mesure selon 4 principes visant à assainir les discussions publiques : l’attention partagée (c’est-à-dire mesurer s’il y a chevauchement dans ce dont nous parlons entre nous et nos relations) ; la réalité partagée (c’est-à-dire évaluer si nous partons des mêmes faits) ; la variété (à savoir si nous sommes exposés à des opinions différentes fondées sur une réalité partagée) ; et la réceptivité (à savoir, mesurer si nous sommes ouverts et civils, à l’écoute d’opinions différentes). Pour Cortico, améliorer les conversations passe par l’amélioration des mesures.

La toxicité des infrastructures numériques les plus utilisées semble provenir pour beaucoup des comportements qu’elles normalisent via les métriques qu’elles valorisent. Michael Verdi, designer chez Firefox, ne disait pas autre chose, en constatant que son GPS comme tous les outils de mobilité embarquée, favorisent toujours par défaut, les itinéraires les plus rapides et donc les plus consommateurs en énergie. Et le designer de proposer que ces systèmes puissent permettre, par défaut, de calculer les itinéraires les plus économes en énergie plutôt que les plus rapides. Dans un monde où les stratégies reposent sur des chiffres et sur des données, en changer, mettre en avant d’autres types de données et de mesures, permet de développer d’autres modalités de calcul et de traitement. On ne créera pas une mobilité plus durable depuis des données de mobilité qui ne cherchent qu’à optimiser le temps passé dans les transports. Pour cela, il faut produire des métriques qui intègrent la durabilité, comme des métriques qui favorisent le plus grand nombre de passagers ou qui favorisent des itinéraires économes en énergie (mais pas en temps passé). On pourrait généraliser ce constat à nos interactions attentionnelles. On ne créera pas une prise en compte de la question attentionnelle depuis des données qui calculent l’engagement, le nombre de vues ou le temps passé. Il est essentiel d’imaginer d’autres métriques pour cela.

Prendre en compte ce qui nous anime : les intentions, les objectifs
Les métriques pour autant qu’elles deviennent plus diverses qu’elles ne sont, plus adaptables, plus ajustables aux intentions et projets de chacun, sont certainement les outils qui pourraient permettre aux utilisateurs de reprendre la main. Le problème qui demeure est que nous n’avons pas accès à la création de métriques personnalisables comme collectives.

En 2014, Joe Edelman, l’un des piliers du Time Well Spent, avait imaginé une interface permettant d’accéder à un moteur d’options reposant sur ce que l’on voudrait faire. L’idée était de construire une base d’intentions pour qualifier les sites selon ce qu’ils permettent de faire (s’organiser, organiser un événement, perdre son temps, faire une pause, etc.) afin de proposer en regard de leur URL, d’autres propositions équivalentes pour les gens qui souhaitent y accéder. Joe Edelman, expliquait également, que nous avions besoin de métriques avec du sens, plutôt que des métriques d’audience ou d’engagement.


Image : Naviguer sur Facebook selon des objectifs, Choicemaking (2014).

Dans une longue et riche intervention sur le sujet, Edelman explique par exemple, que nombre d’entre nous utilisons YouTube pour apprendre quelque chose. « Mais quand je regarde les vidéos que me recommande YouTube, je ne vois rien qui m’incite à apprendre quelque chose, à être créatif ou à affronter mes peurs ». Il ne voit, au mieux, que les vidéos les plus populaires de la plateforme…

Pour comprendre pourquoi, il est nécessaire de regarder les métriques qu’utilisent ces systèmes, car elles sont au cœur des algorithmes et des modèles d’affaires de ces entreprises. « Les métriques disent comment les algorithmes ou les organisations nous écoutent ». Et Edelman, de rappeler que la métrique phare de YouTube est le temps passé à regarder les vidéos. Toutes les décisions de YouTube visent donc à améliorer et maximiser cet indicateur. Toutes les entreprises basent leur modèle d’affaires et leurs développements sur un indicateur et toutes se concentrent à son optimisation, qui consiste également à favoriser un type de comportement sur un autre. Pour Joe Edelman, c’est là l’origine du problème qui nous fait oublier les valeurs, les buts, les raisons des utilisateurs… Quand YouTube se focalise sur le temps passé, il oublie les raisons que l’utilisateur a de se rendre sur cette plateforme. La confiance, rappelle-t-il, repose sur le fait que chacun de ceux qui se font confiance connaît les raisons de l’autre, que ces raisons se rejoignent et que leurs raisons soient durables (qu’elles ne vont pas changer durant le processus de coopération). Si vous voulez coopérer avec quelqu’un, il est plus important de se baser sur les raisons qui le motivent que sur son comportement. Le problème est que quand j’arrive sur YouTube, je viens avec une raison, un objectif que YouTube ne connaît pas et, plutôt que de chercher à le connaître, il m’impose le sien. « Ces systèmes ne cherchent pas à coopérer avec nous, mais à nous convertir à leurs motivations »… Pour Joe Edelman, il y a une relation directe entre les indicateurs et nos comportements, mais elle repose profondément sur des incompréhensions qui ne sont pas vertueuses à terme. Pour lui, les moteurs doivent ouvrir les paramètres de leurs recommandations, ou s’apprêter à être concurrencés par des entreprises qui porteront d’autres valeurs pour les utilisateurs. Joe Edelman, évoque un exemple parlant, qui plairait beaucoup à Tim Wu. Avant 1906, on trouvait sur le marché des médicaments particulièrement nocifs pour ceux qui se les procuraient, comme l’huile de serpent. Un produit qui se vendait très bien d’ailleurs. Pour lutter contre ces produits qui se présentaient comme des médicaments, le chimiste Harvey Wiley a créé une nouvelle métrique pour évaluer ces produits : une métrique qui ne reposait pas sur leurs ventes ou leurs succès, mais sur des essais cliniques contrôlés. Pour Edelman, nous devrions classer les services, les produits, les administrations… en fonction de la manière dont elles traitent nos intentions, nos objectifs, et y répondent. « De toute évidence, les mauvaises métriques font fonctionner notre écosystème technologique ». Et le machine learning risque surtout d’accélérer l’optimisation des métriques par l’étude, la prédiction, la manipulation ou l’accélération de nos comportements sans tenir compte de nos motivations. Pour dépasser cette optimisation, les services devraient recueillir les raisons des utilisateurs et en construire des arbres de décisions. Cette base pourrait fournir de nouvelles métriques pour améliorer les algorithmes, en fonction desquelles les services pourraient améliorer leurs performances pour répondre à nos motivations. « Les organisations ont besoin de moyens d’écouter à grande échelle les personnes qu’elles sont censées servir ». Joe Edelman a ainsi créé une application pour Chrome, Hindsight pour collecter les motivations des gens selon les sites qu’ils fréquentent. Faire que les recommandations de YouTube, ou d’autres services répondent non pas à leurs critères d’optimisation, mais aux intentions avec lesquels nous souhaiterions les utiliser, nécessite donc de créer des métriques adaptées.

Les métriques de l’attention sont donc tout entières à inventer.

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Notre besoin de consolation est impossible à rassasier disait l’écrivain Stig Dagerman. Notre besoin de connexion également (et la connexion en ligne favoriserait même notre sociabilité réelle, estime une récente étude du Pew Internet sur les pratiques adolescentes). Nos outils nous aident à nous connecter au monde, à d’inépuisables ressources de divertissement, d’informations… et plus encore à d’autres personnes. La quantité de contenus disponibles est plus forte que celle que n’ont jamais produits tous les médias existants réunis. Pas étonnant que nous ayons du mal à savoir où porter notre attention. Ces outils nous servent à tout faire et remplacent ou s’ajoutent peu à peu tous les autres outils dont nous nous servions : musique, films, télé, photo, communication, culture, information… Mais la possibilité d’extension des connexions à d’autres individus est également inégalée. Si nos interactions fortes ne semblent pas beaucoup évoluer pour la plupart d’entre nous (nous restons connectés pour l’essentiel à un très petit groupe de proches), nos outils nous permettent d’être plus en symbiose avec eux, d’être joignables et accessibles 24h/24, 7j/7. Il n’y a pas de surprise à cette aspiration, à cette addiction et cette compulsion aux écrans qui sont devenus l’interface de nos moindres actions et pensées. Le succès des fonctions sociales repose pour beaucoup sur notre besoin d’approbation et de socialisation.

Les interfaces et les métriques introduites par les applications et services ont donc des effets directs sur la façon dont s’expriment nos relations. Face aux critiques nourries qu’elles ont rencontrées, les plateformes sociales réfléchissent ainsi à transformer leurs pratiques, à l’image de Twitter qui envisage de supprimer le like pour diminuer la toxicité des échanges induits par la plateforme.

Nous avons constaté durant notre travail que cette question des métriques, des outils de mesure, de leur homogénéité, nécessitait d’être dépassée. Il y a ici un fort potentiel d’innovation, qui nécessite un peu de courage pour être mis en œuvre. Il n’est pas si simple de s’extraire des mesures sur lesquelles tout le monde s’accorde, malgré leurs défauts et leurs contre-effets. À terme, pourtant, cet enfermement, cette aliénation, ne fonctionne pas. Les services doivent proposer d’autres métriques. Différencier les métriques internes de celles qu’ils proposent à leurs utilisateurs. Proposer aux utilisateurs de concevoir leurs métriques, adaptées à leurs besoins, à leurs motivations, à leurs objectifs. Améliorer leurs services en diversifiant les systèmes de recommandation de leurs services, en créant d’autres systèmes de mesure. Permettre aux utilisateurs de construire des métriques ensemble, collectivement, et pas seulement personnellement, à l’image de la base d’intention Hindsight. La question attentionnelle nécessite de permettre aux gens de reprendre la main. Ils le réclament. Entendons-les !

Hubert Guillaud

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