Humanités et sciences cognitives (1/4) : Une nouvelle critique littéraire

A l’heure où les humanités deviennent de plus en plus numériques, comment les neurosciences peuvent-elles permettre de mieux comprendre l’évolution de notre culture ? La création littéraire et artistique peut-elle être éclairée par les sciences cognitives ? Récemment, Patricia Cohen pour le New York Times s’est essayé à faire le point sur comment les dernières théories de la recherche sur le cerveau, de la psychologie évolutionniste, voire des neurosciences, tentent de comprendre les mécanismes de la fiction littéraire.

La littérature complexe développe nos capacités d’abstractions

La première chercheuse que nous présente le New York Times se nomme Liza Zunshine, professeur d’anglais à l’université du Kentucky. Sa spécialité, c’est la « théorie de l’esprit ».

Ce terme désigne le processus par lequel nous attribuons correctement des états mentaux à nos partenaires. « Ils savent que nous savons qu’ils savent » est un exemple des édifices complexes élaboré par la théorie de l’esprit. En moyenne, notre « théorie de l’esprit » nous permettrait d’aller jusqu’à 4 « niveaux d’intentionnalité » : il sait (1) que je sais (2) qu’elle sait (3) qu’il sait (4). Selon le New York Times, à partir du cinquième niveau, la compréhension d’une situation descend de 60 %. Or, selon Liza Zunshine, un auteur comme Virginia Woolf est capable, dans ses romans, de jongler avec 6 niveaux ! Et ce alors que le lecteur auquel elle s’adresse est un individu moyen, pas un philosophe ou un psychologue habitué aux introspections les plus complexes…

La littérature permettrait donc à chacun de nous de monter dans de hauts niveaux d’abstraction, de pousser notre esprit dans ses limites. Sans doute est-ce ce qui a poussé Liza Zunshine a rejoindre un groupe de chercheurs dirigé par Michael Holquist, professeur de littérature comparée à Yale, désireux aujourd’hui d’analyser l’effet que les grands chefs d’oeuvres ont sur nos cellules grises. L’expérience devrait commencer prochainement. Elle devrait consister à prendre douze sujets, les faire passer sous IRM, et leur faire lire des textes de plus en plus complexes pour observer leurs réactions.

« Nous partons du principe qu’il y a une différence entre la lecture d’auteurs comme Marcel Proust ou Henri James et celle d’un journal, qu’il existe un bénéfice cognitif à lire de la littérature complexe », explique Michel Holquist.

Le New York Times ne parle pas d’une autre expérience récente sur la complexité littéraire, qui elle, a déjà eu lieu : celle réalisée par une équipe de l’université de Colombie-Britannique sur la valeur cognitive des textes complexes, non linéaires ou franchement bizarres. On a fait lire à un groupe de sujets une nouvelle très « avant gardiste » de Kafka, « Le médecin de campagne », tandis que d’autres cobayes se voyaient proposée une version « expurgée » et « facile » de la même histoire. On a ensuite demandé aux deux groupes de rechercher des modèles cachées dans des séries de caractères. Les lecteurs de la version originale ont bien mieux réussi le test que leurs partenaires.

Pourquoi l’être humain possède-t-il une théorie de l’esprit aussi sophistiquée ? Peut-être, se demande Liza Sunshine, cela a-t-il un rapport avec les complexités des stratégies sexuelles mises en oeuvre par les êtres humains, notamment celle liée au classique « triangle amoureux ». Ce genre d’argumentation, qui cherche à associer une fonction de l’esprit aux nécessités de la survie, est propre à une discipline en forte expansion (mais contestée) la « psychologie évolutionniste ». C’est l’autre grand sujet abordé par le New York Times, qui met en vedette un autre spécialiste de la littérature anglaise, Jonathan Gottschall.

Le numérique, la psychologie et les sciences cognitives peuvent-ils nous aider à comprendre l’évolution de la littérature ?

La psychologie évolutionniste cherche à comprendre les divers aspects de notre esprit en fonction des concepts darwiniens de l’évolution. Notre cerveau a en effet évolué de la même manière qu’un bras. Si une de ses caractéristiques apparaît comme universelle, c’est parce qu’elle a offert aux ancêtres qui en disposaient un « avantage adaptatif » qu’ils ont pu transmettre à leur nombreuse descendance. Issue de la sociobiologie, un domaine créé par Edward O.Wilson, cette démarche avait déclenché à l’époque une controverse extrêmement violente, tout essai d’explication biologique du comportement rappelant trop souvent une époque sombre. Aujourd’hui les choses se sont calmées, on sait qu’il est possible de s’intéresser aux bases biologiques de la pensée humaine sans obligatoirement entrer dans des délires racistes, machistes ou élitistes. Ce qui ne signifie pas pour autant que la psychologie évolutionniste ne se heurte pas à des obstacles importants, loin de là. Son premier problème est que, contrairement aux os du bras, il n’existe pas de fossile d’un comportement – quoique l’archéologue Steve Mithen cherche dans les artefacts fabriqués par les anciens hominidés la trace matérielle de la genèse de certaines fonctions cognitives. On est donc souvent réduit à de pures spéculations quant à l’avantage « adaptatif » offert par telle ou telle caractéristique mentale. L’autre difficulté consiste à pouvoir nommer les objets d’étude. Un bras c’est un bras, pas de problème ; mais existe-t-il une « chose » comme la « religion », la « hiérarchie », ou encore « l’amour » – et là encore, quelles traces en avons-nous ?

Shakespeare and the Nature of love de Marcus NordlundL’amour, justement. L’amour romantique, plus précisément. Voilà un domaine que la littérature mondiale nous permet d’étudier de près. L’interprétation qui a prévalu dans les décennies précédentes était que ce sentiment était en réalité une construction sociale : le produit d’interactions historiques dont on pouvait trouver l’origine dans l’amour courtois célébré par les troubadours en Provence au XIIIe siècle.

Pour vérifier cette hypothèse, Jonathan Gottschall et son collègue Marcus Nordlund (.pdf) ont été analyser le corpus de la littérature mondiale, fouillant non seulement dans le fond européen, mais également asiatique, africain, aborigène ou natif américain. Après avoir établi une liste des caractéristiques reconnues comme significative de l’amour romantique, les chercheurs ont « taggés » dans le corpus d’oeuvres digitalisées tous les mots clés associés à ces définitions et ont lancés une analyse quantitative sur leurs occurrences. Le résultat montre que l’Europe est loin d’avoir le monopole de ce sentiment, du moins sur le plan littéraire.

Une telle analyse quantitative peut prêter à sourire. Cela ne revient-il pas à classifier les livres selon leur poids ? Inutile pourtant de s’imaginer que les deux auteurs sont de purs statisticiens, incultes et insensibles à la littérature qu’ils étudient. En prolongement de cette étude, Marcus Nordlund a du reste écrit un livre entier sur les aspects cognitifs de l’amour chez Shakespeare, qui montre qu’il connait parfaitement son sujet.

Les auteurs sont d’ailleurs assez clairs sur les difficultés liées à leur méthode. Le fait d’avoir travaillé sur des traductions anglaises, par exemple, pose question, admettent-ils. Le « tagging » des mots clés a été fait par des « codeurs » humains, qui jugeaient de la pertinence du mot par rapport au contexte. C’est mieux que le référencement par une machine aveugle, mais cela peut également introduire un biais.

Comme Jonathan Gottschall l’a affirmé au New York Times, l’étude conjointe de la psychologie évolutionniste et de la littérature constituerait « un nouvel espoir à une époque où tout le monde se lamente sur la fin des humanités », et serait comme « cartographier le pays des merveilles ».

Un enthousiasme que tout le monde ne partage pas…

Rémi Sussan

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0 commentaires

  1. hum, il me semble qu’il y a un article à lire sur ce sujet, non il ne vient pas de Harward ou de Stanford, seulement du paté de maison d’à côté (qu’InternetActu devrait regarder un peu plus, si je peux me permettre) :

    Dessalles, J-L. (2009). Une anomalie de l’évolution : le langage. In
    T. Heams, P. Huneman, G. Lecointre & M.
    Silberstein (Eds.), Les mondes darwiniens – L’évolution de
    l’évolution, 863-882. Paris: Editions Syllepse.
    http://www.dessalles.fr/papiers/pap.evol/Dessalles_09010801.pdf

  2. Intéressant, sauf pour les nombreuses fautes d’accord : « Patricia Cohen s’est essayé » (essayée) ; « un exemple des édifices complexes élaboré » (élaborés) ; « d’autres cobayes se voyaient proposée une version » (proposer !!) ; « rechercher des modèles cachées » (cachés) ; « les chercheurs ont « taggés » » ; « les chercheurs ont lancés »…