Voyage dans l’innovation sociale scandinave (3/3) : De la micro-expérimentation à la macro-transformation

Suite et fin de notre voyage dans l’innovation sociale en compagnie de la 27e Région. L’occasion de revenir sur les limites de la méthode pour voir si elle peut dépasser « le local, le micro, le proto » et avoir une action d’envergure, générale, globale, systémique…

Innovation sociale : Comment passer à l’échelle ?

L’innovation sociale se présente souvent comme un ensemble de micro-projets isolés, comme autant d’actions concrètes sur un territoire donné dans un temps limité ayant une action circonscrite. Elle pose la question, comme nous le signalions l’année dernière en énumérant les limites de l’innovation sociale, du passage à l’échelle, de la pérennisation des actions et de leur généralisation pour dépasser les projets de proximité…

« Il faut combattre la vision que l’innovation sociale n’est qu’un ensemble de micro-expérimentations disparates », estime le designer François Jégou (voir sa présentation). « Le niveau local est certainement le bon niveau pour faire levier sur des transformations globales ». Pour lui, l’hypothèse d’un processus de transition systémique à l’échelle urbaine ou régionale se fonde sur un réseau de projets localisés, liés entre eux, en synergie, mais autonomes et soutenus par une approche fondée sur le design, explique-t-il dans une communication sur l’innovation sociale et l’acupuncture régionale (.pdf).

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Image : François Jégou au Medea Lab de Malmö, photographié par la 27e Région.

Via ses observatoires – la plateforme Sustainable Everyday et le réseau Desis(Design for Social innovation and sustainability) -, François Jégou a compilé un véritable catalogue de l’innovation sociale, rassemblant plus de 300 cas documentés. Et son constat est clair, en observant par exemple les groupements d’achats de nourritures (style AMAP) à travers le monde, on se rend compte que les bonnes idées deviennent mondiales et s’adaptent à des cultures différentes, de Bruxelles à Milan, de New York à Kibera.

« Les communautés créatives résolvent les problèmes qui concernent les classes moyennes émergentes ou les classes les plus pauvres de la société. Elles ne résolvent pas des problèmes particulièrement dramatiques, mais apportent toujours une vision positive sur de nouvelles façons de vivre. Tout part de communautés électives. Les communautés créatives ne sont pas des communautés traditionnelles, elles sont des communautés de choix, renouvelées par le contexte de l’action qu’elles mènent. Souvent, les choses fonctionnent mieux en étant fondées sur un principe de réciprocité que sur un principe de charité. »

« Le design donne à la fois de la visibilité et de l’accès », explique François Jégou. Il permet de montrer les bonnes pratiques, de mieux les voir et de les rendre accessibles, compréhensibles au plus grand nombre. Il permet également de faciliter la dissémination. Enfin, et surtout, ces méthodes permettent d’inspirer de nouveaux services collaboratifs comme des outils pour faciliter le covoiturage ou le partage du petit matériel domestique.

Comment passer des micro-projets à une macro-transformation ? Ici, François Jégou commence à montrer la valeur de toutes les expériences collectées à travers le monde. « Dans l’acupuncture, il faut sélectionner un nombre de points réduit pour activer un effet systémique. Le but est de soigner l’ensemble du corps en activant un nombre limité de points… »

Le but, rappelle-t-il est de parvenir à une dynamique permanente de transformations portées par les usages, stimulant en continu les possibilités plutôt que de recourir à des vagues successives de grands programmes de développement. Cette posture de l’activation des forces vives, de l’énergie vitale d’un lieu, met l’accent sur le maintien d’une situation sociale saine plutôt que sur la guérison de problèmes lourds, à la manière de l’acupuncture en médecine traditionnelle chinoise. Une image qui fait référence à la politique de Jaime Lerner, l’architecte et urbaniste brésilien, maire de Curitiba, la ville toujours citée en exemple pour ses programmes de transformation écologique de masse.

« Dans l’innovation sociale, c’est un peu la même chose : il faut identifier les synergies qu’il faut activer pour avoir un effet systémique. Cela suppose d’avoir un cadre, un framework, une stratégie pour achever la transformation via un réseau de micro projets. » Bref, plutôt qu’une dissémination sans fin de projets, il faut articuler une stratégie à une politique publique.

Politique ou Design ?

Reste que les politiques publiques ne sont pas toujours là. Comme nous le montre Ezio Manzini du Politecnico de Milan, en évoquant l’espace naturel et agricole du Sud de Milan que des grappes de citoyens tentent de transformer en zone d’agriculture biologique, avec l’aide du mouvement Slow Food (Wikipédia) fondé en 1986 par l’italien Carlo Petrini. Mais cela n’est pas si simple. Les agriculteurs qui possèdent ces 47 000 hectares de terres agricoles autour de Milan pratiquent plutôt une agriculture maraîchère intensive qu’une agriculture raisonnée. Les politiciens italiens (comme les agriculteurs d’ailleurs) cherchent plus à profiter de la rurbanisation en vendant les terrains pour développer des programmes immobiliers qu’à protéger la ceinture verte de Milan. « Il n’est pas facile de faire prendre conscience aux citoyens que cette ceinture verte du Sud de Milan relève de la qualité de vie de Milan ». Or la zone agricole pourrait nourrir la ville et offrir aux Milanais de nouvelles opportunités d’activités liées à la nature et à l’agriculture. Pour cela il faudrait que les pouvoirs publics participent à la construction de nouveaux réseaux d’acheminement de la nourriture, développent l’agriculture biologique et promeuvent le « zero miles food and tourism », c’est-à-dire l’agriculture et le tourisme de proximité, comme il l’explique dans sa présentation. On en est loin, semble se désoler Ezio Manzini confronté à la déliquescence des autorités politiques italiennes, tout en demeurant très enthousiaste vis-à-vis du projet « Nourrir Milan » et de ses potentialités à transformer radicalement la région.

Même constat établi par sa collègue Francisca Rizzo évoquant les communautés créatives de la ville de New York (voir sa présentation). A Manhattan, le Lower East Side, ce quartier traditionnellement populaire, est en voie de disparition à cause d’une gentrification rapide. Les communautés d’habitants ont développé toute une série d’actions pour renforcer la communauté populaire : développement de jardins communautaires, développement de kit d’outillages pour mieux organiser la communauté (cartographie notamment), action de réappropriation d’endroits abandonnés, mise en place d’un centre écologique pour développer l’éducation environnementale… Au final, il n’est pas sûr que toutes ces actions n’aient pas l’effet contraire sur l’embourgeoisement du quartier. Comme le fait remarquer Jean-Baptiste Roger, conseiller technique en charge des nouvelles technologies au Conseil Régional d’Ile-de-France, on ne lutte pas contre l’embourgeoisement d’un quartier avec un site internet. Pour cela, il existe des politiques publiques favorisant la mixité sociale, et pouvant aller jusqu’à la préemption de logement par exemple. Mais les situations des politiques publiques ne sont pas égales à travers le monde.

« Plus on mène de projets, plus on construit de la confiance et plus il est facile de développer d’autres projets », rappelait François Jégou. A Malmö, les projets de réhabilitation d’Augustenborg par exemple étaient un challenge dont la confiance des habitants était la clef. Les approches les plus inspirantes consistent bien à travailler avec les utilisateurs et pas seulement pour eux. La politique publique avait à s’installer sur le long terme, mais avec comme objectif de conquérir la participation des gens et d’abandonner du contrôle.

Le design et la politique sont-ils la solution à tous les maux de la société ?

Ces projets montrent qu’on peut provoquer des changements durables sans avoir besoin de beaucoup d’argent, estime confiant François Jégou. Le problème c’est que de nombreux micro-projets ont tendance à disparaître, à se substituer les uns aux autres, à l’image de certains écovillages construits en hâte autour de Johannesburg avant le sommet de 2002 puis tirés à hue et à dia au gré des subventions disponibles, jusqu’à parfois disparaître. D’où la nécessité d’avoir une stratégie dans le déploiement de micro-projets. Cela ne veut pas dire que tous les projets lancés aboutiront ou seront pérennes. Mais ce qui est sûr, c’est que les méthodes traditionnelles, cette innovation descendante par laquelle on produit du développement local, ne marcheront pas indéfiniment et ne permettent pas de trouver des solutions à tous les problèmes.

Le Nesta, l’agence de l’innovation britannique ne dit pas autre chose dans son rapport sur Le localisme de masse (.pdf) en évoquant le passage à l’échelle des projets locaux. Au lieu de supposer que la meilleure des solutions doive être déterminée, prescrite, conduite ou agrégée depuis le centre, les décideurs devraient créer plus de possibilités pour que les communautés développent et trouvent leurs propres solutions. Diminuer la bureaucratie et le contrôle ne suffit pas pour permettre à l’innovation locale de s’épanouir. Le localisme de masse dépend d’un autre mode d’accompagnement : offrir le bon type d’opportunité, de conseil, de soutien à des communautés d’origines diverses permet de les faire participer plus activement à des projets locaux qui répondent à une question sociale. Les gens ont plus tendance à s’impliquer si les projets sont véritablement locaux plutôt que nationaux. Pour passer à l’échelle, conclut le Nesta, il faut générer beaucoup plus d’actions locales et de manière systématique. Les décideurs doivent apprendre à « penser local » afin de créer les conditions du changement pour qu’il se produise sur une échelle mondiale ou nationale. Ce qui nécessite une élaboration des politiques bien différente, avec un plus grand partage des responsabilités locales et nationales, en apportant des solutions distribuées aux problèmes avec les citoyens. « En d’autres termes, le localisme n’est pas une solution pour construire de meilleurs programmes nationaux, mais est la manière d’atteindre des objectifs nationaux sur le terrain ». Là où auparavant des solutions locales faisaient face à leurs limites dans leur capacité à étendre et partager leur expérience à l’échelle nationale, les outils numériques (entre autres) permettent de mobiliser plus avant et faire que les approches locales aient un plus grand impact et soient plus largement disponibles et reproductibles. « Ce sont les gens qui sont appelés à faire la puissance des services publics », conclut le rapport. Pas l’inverse. Pour passer à l’échelle, il faut donner la main aux communautés, aux rares gens qui font, les aider à avancer. C’est une vision finalement assez pragmatique – ou désabusée, c’est selon.

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Reste que le constat de favoriser l’engagement de communautés pose également des questions fortes. Que se passe-t-il là où les communautés sont distendues (et on sait qu’elles se distendent) ? Peut-on créer de la communauté là où il n’y en a pas, là où il n’y en a plus ? Qu’est-ce que le voisinage dans des existences où il n’y a plus de temps ni d’espace pour les relations de voisinage ?

Comme le dit le Nesta, c’est seulement en s’appuyant sur les gens qu’on changera les choses. L’innovation embarquée façon 27e Région ou Young Foundation est une méthode parmi d’autres. Reste que même avec le « hacking amical » qu’évoque Stéphane Vincent de la 27e Région, l’innovateur dans l’espace public apparaît toujours comme innovant contre l’établissement. Alors que la posture est plutôt de proposer une alternative différente et reconnue comme telle.

La force de l’émancipation sociale

Designers et politiques semblent encore se regarder en chien de faïence malgré un intérêt réciproque, chacun pensant que l’autre est déconnecté de la réalité. La défiance réciproque des acteurs sociaux et du monde politique souligne pourtant bien la difficulté de chacun à faire une place aux problématiques de l’autre.
Pourtant, les politiques ne sont pas en reste sur ces questions. L’innovation sociale n’a pas attendu les designers pour exister. A Eysine, une ville de l’agglomération de Bordeaux, chaque année s’organise le Raid des maraîchers : une journée pour impliquer la population dans la découverte des circuits alimentaires courts qui caractérise cette zone verte qui alimente Bordeaux. Ici, la politique a un rôle à jouer pour maintenir des terres agricoles, résister à la spéculation immobilière, former de nouvelles générations de maraîchers et impliquer la population avec des journées de ce type.

L’eau de La Rochelle vient des captages de Fraise au-delà de la Communauté urbaine de La Rochelle. Celle-ci préempte tous les terrains qui se trouvent en amont de la zone de captage des eaux pour les louer à des agriculteurs bios et favoriser sur ce territoire une autre politique agricole. Chaque année également, une fête est organisée pour que les habitants de La Rochelle rencontrent ces agriculteurs de proximité.

L’acupuncture c’est bien, si elle est associée à de la chirurgie lourde, comme le montre d’ailleurs les projets de Malmö. Cela ne signifie pas que seule la chirurgie compte ou qu’on peut se passer des médecines douces, au contraire, mais qu’il faut mêler les deux. Et qu’en n’utilisant que la chirurgie, comme on le fait trop souvent, on risque de ne pas traiter le corps social.

Les oasis d’innovation sociale sont intéressantes si elles s’interconnectent entre elles. Reste que les logiques des politiques publiques ne sont pas toutes les mêmes : la logique centralisatrice à la française n’est pas celle de la concertation des pays du nord de l’Europe. Les politiques présents s’interrogent, dubitatifs : peut-on répondre à la crise en multipliant des initiatives micro ? « C’est difficile d’être bottom-up quand tu es structurellement top-down et inversement », explique encore Jean-Baptiste Roger. « Les valeurs et les structures sont encore descendantes : les régions ont intériorisé le modèle jacobin et n’ont hélas pas inventé le modèle open source. »

Le modèle d’émancipation sociale que propose l’innovation sociale n’est pas si simple à articuler pour le politique. L’acteur public a intérêt que les gens aient toujours besoin de lui plutôt qu’ils apprennent à faire sans lui. Reste que si l’idée est de permettre aux gens de faire ensemble, les moyens d’y parvenir sont secondaires. Reste à définir une vision, une stratégie commune… C’est peut-être là où l’innovation sociale et le développement durable sont aujourd’hui plus forts que la politique. Ils savent précisément où ils souhaitent embarquer les gens.

Hubert Guillaud

Le dossier, « Voyage dans l’innovation sociale scandinave » :

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