Les données suffisent-elles pour piloter la ville ?

Les tableaux de bord urbains, souvent présentés comme des outils de pilotage politique de la ville, malgré leurs limites, continuent à délivrer leurs promesses, souligne FastCoDesign.

A New York, le bureau du maire a lancé son tableau de bord, pour donner du sens aux innombrables silos de données (quelque 212 jeux de données sont utilisés) provenant de plus de 70 agences de la ville. Un dispositif réactif qui multiplie les indicateurs, allant des données de police aux problèmes de circulation. Le tableau de bord (qui semble accessible seulement aux services de la ville, pas aux citoyens) permet de déterminer des seuils de performances et de personnaliser des alertes par quartiers sur l’augmentation du prix de l’immobilier, le nombre d’appels au 311 relatif au bruit, ou les plaintes sur le niveau de saleté dans les rues par exemple.


Image : capture d’écran du tableau de bord de la ville de New York réalisé par Vizzuality via l’architecture et les outils de Carto.

Reste que s’ils sont souvent élégants, les tableaux de bord permettant de piloter les indicateurs, ne sont pas magiques, rappelle Joel Shapiro, responsable du programme d’analyse de données de l’école de management Kellogg de la Northwestern University pour la Harvard Business Review. Trop souvent, rappelle-t-il, les tableaux de bord définissent des mesures et des priorités qui reflètent seulement ce qui est mesuré. Pour Rob Kitchin (@robkitchin), l’un des spécialistes du sujet, responsable du programme Ville programmable, la logique du contrôle urbain se déplace explique-t-il dans un récent article de recherche. Comparant le tableau de bord de la ville de Dublin et le système de gestion du trafic de Dublin, il souligne que l’informatique déplace le contrôle urbain de formes disciplinaires à des formes de contrôle social. Reste que les systèmes ont des logiques et des finalités différentes et que c’est le cas de toutes les technologies urbaines déployées dans les villes. Pour le chercheur, la ville intelligente ne propose pas une forme de gouvernementalité unique, mais plutôt des logiques dynamiques, contingentes, traduites de multiples façons selon le contexte où elles sont employées et qui peinent parfois à se croiser.

Comment mesurer l’impact des plateformes ?

Un article du New York Times faisait le point sur la transformation du paysage des transports à New York depuis l’apparition de Uber en 2011.

New York demeure le plus grand marché de Uber. En 6 ans, les services permettant de héler un VTC se sont démultipliés, au détriment des taxis et des transports publics (la fréquentation du métro a baissé pour la première fois depuis 2009, même s’il demeure très encombré). Un voyage en VTC coûte parfois à peine le double d’un ticket de métro et est moins sujet aux pannes et aux temps d’attentes. Reste que le revers du succès des VTC semble contribuer à l’encombrement des rues de New York qui a vu la vitesse moyenne de déplacement chuter depuis leur développement.

Reste que la mesure de l’impact des services de VTC sur la mobilité est encore l’objet d’âpres discussions. Selon une étude de l’Association des transports publics américains, les utilisateurs de VTC auraient plus tendance que d’autres usagers à prendre les transports en commun. A New York, où moins de la moitié des habitants ont une voiture, les habitants ont tendance à utiliser les applications de transports à la demande en remplacement des taxis et des transports publics. Sur le média lancé par Nate Silver, FiveThirtyEight, plusieurs articles datant de 2015 ont tenté de mesurer l’impact d’Uber sur le trafic, notamment savoir si si Uber dégradait le trafic aux heures de pointe ou concurrençait les taxis

Ouvrir les données ?

Pour apaiser les tensions que son développement générait, Uber a décidé de partager un peu les données collectées par ses voitures avec les villes, en lançant en janvier un outil dédié, Movement, rappelait The Atlantic. Movement permet à certaines villes (4 pour l’instant) d’accéder à une sélection de données afin de les aider à mieux gérer leur trafic, par exemple de regarder le temps nécessaire pour aller d’un point à l’autre d’une ville en fonction de l’heure ou de la semaine. Plus de deux milliards de trajets anonymisés sont accessibles via l’application qui promet de faciliter l’étude des comportements routiers et l’analyse de phénomènes externes (tels que l’impact des départs en vacances à Manille sur la circulation ou la fermeture d’une ligne de métro à Washington). Uber propose ainsi de favoriser une politique « informée » ou « guidée » par des données jusqu’à présent inaccessibles aux administrations. Reste qu’apprendre que suite à la fermeture de son métro, le temps de voyage à Washington a augmenté de 10 à 30 % n’est pas vraiment l’information que cherchent à obtenir les acteurs urbains. Comme le souligne la journaliste de The Atlantic ou celui de Bloomberg, les collectivités cherchent surtout à savoir où se concentre les demandes et où se rendent les clients d’Uber.


Image : capture d’écran de Uber Movement sur Washington via Techcrunch.

Uber n’a pas été le seul nouvel acteur de la mobilité à ouvrir – partiellement – ses données. Waze, l’application de navigation communautaire de Google, a ouvert aux villes, aux autorités locales et aux services d’urgence le programme Connected Citizens, rapportait le Journal du Net, pour leur permettre d’accéder aux alertes envoyées en temps réel par les utilisateurs sur leurs territoires, et permettant aux autorités locales d’y signaler également des perturbations.

Malgré leurs limites, ces partages ont ouvert un premier dialogue entre les nouveaux acteurs de la mobilité et les autorités.

Les limites à la loyauté de l’ouverture des données

Reste que l’ouverture de données des entreprises du numérique reste une initiative à leur propre discrétion selon les modalités qu’elles définissent elles-mêmes. Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes.

Le photographe et activiste new-yorkais Murray Cox (@murrayscox) a développé le site Inside Airbnb et a comparé ses données à celles qu’à publié Airbnb en décembre 2015, rapporte BackChannel. Tom Slee, l’auteur d’un livre très critique sur l’économie du partage, Ce qui est à toi est à moi, publie également régulièrement des données sur Airbnb et a également constaté des divergences entre ses données et celles publiées par Airbnb. Les deux activistes faisaient le même constat : Airbnb avait visiblement fait disparaître des données de ses publications, notamment en faisant disparaître les données d’utilisateurs qui proposaient plusieurs appartements sur Airbnb, en violation des lois de l’Etat de New York. Slee comme Cox sont d’ardents opposants à la gentrification. Un groupe de défense de l’accessibilité du logement avait conclu en 2015 qu’Airbnb avait réduit de 10 % la disponibilité de logements à New York. Pour Miranda Katz, de Backchannel, les deux activistes ont mis à jour que l’ouverture des données d’Airbnb n’était pas si vertueuse. En février 2016, Inside Airbnb pointait dans un rapport (.pdf) le fait que l’ouverture des données d’Airbnb était bien moins loyale que l’entreprise ne l’annonçait. Après avoir rejeté leurs allégations, Airbnb a fini par reconnaître sa manipulation. Depuis, l’entreprise retire les hôtes qui proposent plusieurs appartements.


Image : Inside Airbnb à Paris.

Même encore aujourd’hui, les données collectées par Cox montrent pourtant qu’Airbnb peine à faire respecter la législation. Cox travaille avec des activistes d’autres villes que New York pour les aider à monter des outils de surveillance sur le modèle du sien, afin d’aider les citoyens à comprendre l’impact d’Airbnb sur leurs villes, sans se fier aux données de la startup. Pour Cox, l’enjeu est de continuer à aider les villes à lutter contre ce nouveau tourisme à grande échelle dans les quartiers résidentiels.

La question de la contrainte à l’ouverture de données d’entreprises privées pour le bien public demeure une question épineuse. Les manipulations d’Uber ou celles d’Airbnb, montrent combien la question de la gouvernance des données privées d’intérêt public nécessite encore de la coordination, notamment parce que tous les acteurs ne poursuivent pas les mêmes objectifs.

C’est ce qu’explique très bien le chercheur Antoine Courmont (@ancourmont), responsable scientifique de la chaire Villes et numérique de l’Ecole urbaine de Sciences Po, dans sa thèse Politiques des données urbaines : ce que l’open data fait au gouvernement urbain (voir aussi cette synthèse). La question de l’agrégation de données hétérogènes pose surtout celle de savoir qui en possède la maîtrise, comme celles qui concernent la classification des voies (entre voies prioritaires ou secondaires notamment, voies de transit, de dessertes, classées selon leur capacité de transit ou la vitesse autorisée…) prise en compte par les GPS ou les systèmes de navigation communautaire. L’enjeu pour bien des villes consiste dès lors à faire modifier le classement de certaines de leurs voies ou de faire prendre en compte les changements de classification de leur voirie suite à des aménagements qui permettent, physiquement, de les déclasser (changement de limitation de vitesse, modification de la circulation, mise en place de feux ou de stops…) : mais cela relève plus de la complexité de la gestion routière entre les différents services publics qu’autre chose. Il faut également entendre que le but de Waze par exemple est de fluidifier le trafic pour l’utilisateur, en calculant les itinéraires les plus rapides sur des tronçons de trajet d’une trentaine de minutes selon l’état du trafic. Un but qui n’est pas forcément compatible avec celui des agglomérations qui est plutôt de réduire le trafic ou de favoriser le report modal que de fluidifier la circulation des véhicules individuels. Des objectifs donc radicalement différents qui peinent à s’exprimer dans des outils communs. Mais qui pointe le besoin d’une nouvelle forme de dialogue.

Hubert Guillaud

PS : dans un long, mais très intéressant billet, Kevin Webb, entrepreneur en résidence à SideWalk Labs, la plateforme dédiée à la gestion de la mobilité urbaine de Google, revient sur le potentiel transformateur de la coordination des transports en temps réel (voir les promesses du projet Flow de SideWalk Labs qu’expliquait l’Usine digitale). Webb rappelle que l’information n’est pas suffisante pour assurer une utilisation plus coordonnée des infrastructures de transports, notamment lorsque les priorités des utilisateurs (le trajet le plus rapide) sont en contradiction avec ce que cherchent à optimiser d’autres acteurs. Mais une meilleure information permet aussi d’imaginer de nouvelles modalités d’incitation, de régulation ou de tarification, estime-t-il. Sauf que ces modalités n’ont pas le même effet sur chacun d’entre nous. « La question de savoir comment nous finançons et facturons le transport en commun dans le monde émergent de la coordination numérique » est une question complexe. A l’heure où la coordination dynamique permet d’élargir la portée et la diversité de services de mobilité partagée, elle pose la question du modèle de soutien au transport public et à sa reconfiguration.

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  1. En France, sur le modèle de Inside Airbnb de Tom Slee, Matthieu Rouveyre a lancé l’Observatoire Airbnb explique-t-il sur Urbis. Il constate qu’en France, Airbnb a eut un impact sur l’offre de logements abordables dans les grandes villes et stations touristiques. Contrairement à la vision qu’on en a et sur laquelle communique la plateforme, celle d’être un endroit de location occasionnel, « Airbnb est devenu un business d’investisseurs immobiliers » pour rentabiliser très vite un achat. Face au phénomène, la coercition semble un peu la seule option. Réduire le nombre de nuité disponible à la location par logement et contrôler.