Internet, cette révolution qui n’en était pas une : les désillusions de l’activisme numérique

Le livre de la sociologue Jen Schradie (@schradie), The revolution that wasn’t : How digital activism favors conservatives (La révolution qui n’était pas : ou comment l’activisme numérique favorise les réactionnaires, Harvard University Press, 2019, non traduit) sonne comme un nouveau revers pour tout ceux qui pensaient que le numérique allait changer le monde (voir notre série de 2014 sur ce que l’internet n’a pas réussi). « L’internet n’a pas été l’outil d’une démocratie participative », constate, cinglante, la chercheuse à l’Observatoire sociologique du changement de Sciences Po, dans une longue et patiente enquête de terrain réalisée en Caroline du Nord.

Ce qui a motivé ce travail consistait à savoir si l’activisme numérique était homogène selon la couleur politique des activistes. Si tous les points de vue avaient une représentation égale sur la toile. Si l’internet était autant de droite que de gauche, conservateur que progressiste (des questions que nous avions déjà esquissées par le passé, ici ou , par exemple). Pour cela, Jen Schradie a voulu regarder plus loin que mesurer ce qui remonte à la seule surface des écrans, aller plus loin que l’activisme en ligne, celui qui s’agrège le plus souvent sous un hastag. Ce qui affleure d’internet n’est pas nécessairement représentatif d’une réalité sociale, tout comme Twitter n’est pas l’Amérique, à la fois parce que son public est différent de la population américaine et que les plus actifs sur cette plateforme la représentent encore moins.

Elle s’est intéressée à une cause disputée et est allée la suivre chez ses défenseurs comme chez ses opposants, sur les réseaux sociaux comme dans les manifestations et rassemblements de rues. Cette cause c’est la lutte collective pour la négociation de droits collectifs pour les employés du secteur public en Caroline du Nord, qui ne bénéficient pas des droits que leur reconnaissent d’autres États américains et traités internationaux. En Caroline du Nord, les travailleurs de la fonction publique (des enseignants aux pompiers) n’ont pas le droit d’avoir recours à des syndicats. Ces dispositions particulières sont l’objet depuis longtemps d’une contestation par les groupes progressistes qui souhaitent faire tomber cette loi et d’une vive défense de cette exception par des organisations conservatrices qui souhaitent maintenir cette interdiction. Pour la chercheuse, cette question sociale controversée était l’occasion de regarder à la fois ce qu’il se passait sur l’ensemble du spectre social et politique américain, de la rue aux écrans. Elle s’est intéressée à l’ensemble des acteurs en place, aux institutions comme aux collectifs informels, quels que soient leurs camps. Elle s’est aussi intéressée aux propos, aux discours, à l’idéologie tout comme aux structures sociales différentes qui façonnent et construisent ces débats. De l’analyse de contenus en ligne aux manifestations lancées par des organisations progressistes et contre-manifestations lancées par le Tea party, Schradie a arpenté la Caroline du Nord pendant 4 ans. Le constat que dresse la chercheuse au terme de ce voyage est plutôt sombre. Les différences politiques pèsent lourdement sur l’activisme en ligne, mais peut-être pas de la manière dont on croit.

Internet n’a pas résorbé la fracture sociale

Depuis ses origines, on a tendance à penser qu’internet diminue le coût à participer, qu’il « libère » l’activisme politique le rendant facile et accessible à tous. Ce n’est pas le constat que dresse la chercheuse. Au contraire, pour elle, l’activisme est profondément fracturé et le numérique semble plutôt élargir le fossé que le réduire. Dans son livre, Jen Schradie a suivi pendant plusieurs années une trentaine de groupes d’activistes de toutes tendances et montre que leur utilisation du web et de ses fonctionnalités sociales est corrélée aux classes sociales, aux organisations et idéologies qui les traversent. Non seulement les groupes des classes moyennes et supérieures ont plus tendance à utiliser et développer des activités en ligne, mais leur participation est également bien plus forte et régulière que celle des classes populaires. Les classes sociales les plus défavorisées sont défavorisées par leur manque de ressources bien sûr : ils n’ont pas accès aux outils (smartphones et ordinateurs) ainsi qu’aux compétences et savoir-faire afférents pour développer leur militantisme numérique. Plus encore, les militants noirs – dans une région bastion de la Black Belt du Sud des États-Unis – comme les militants de la classe ouvrière – dans une région où la répression à l’encontre des ouvriers a toujours été forte -, confessent avoir également peur de participer à des discussions en ligne du fait de la structuration même de la plupart de ces discussions, qui individualisent bien souvent la prise de parole. Enfin, non seulement les travailleurs dans cette région parmi la plus pauvre du pays sont divisés, mais les organisations elles-mêmes ont également longtemps été réprimées. Pour eux, le militantisme en ligne ressemble trop souvent à une action individualisée qui paraît moins les protéger que la communauté, les groupes religieux ou syndicaux dont ils font habituellement partie.

Le fait que les organisations militantes progressistes soient également moins présentes en ligne semble entretenir et faire perpétuer le fossé de l’activisme en ligne.

À l’inverse, dans les groupes des classes moyennes et supérieures, les outils sont plus accessibles, tout comme les compétences, les ressources et la confiance en soi. Les individus qui composent ces mouvements sont plus éduqués, ont un peu plus de compétences et de moyens, et donc accèdent plus facilement aux outils numériques… mais surtout, ils n’ont pas connu la peur de la répression. Les activistes patriotes blancs du Tea Party appartiennent également à des organisations qui sont plus facilement présentes en ligne et mieux organisées. La coordination finalement rencontre moins d’obstacles : ils ont accès à l’internet, disposent d’outils, ont les compétences et leurs organisations pyramidales facilitent la transmission et la diffusion des messages.

Les ressources et les risques de l’action collective en ligne ne sont donc pas également répartis d’un bout à l’autre du spectre politique !


Image : Jen Schradie au séminaire d’Antonio Casilli à Paris le 21 mars, photographiée par Filipe Vilas-Boas.

Internet n’a pas aplati la fracture politique

La fracture de l’activisme numérique ne repose pas seulement sur les inégalités sociales, pointe Jen Shradie. Elle repose aussi sur des institutions et des idéologies très différentes et qui renforcent ces différences. Le fait que l’activisme numérique de droite soit par nature plus hiérarchique que l’activisme de gauche (qui favorise plutôt le pluralisme) joue également pleinement un rôle face à des outils qui favorisent la concentration et l’agrégation.

Pour Jen Schradie, les coûts de la mobilisation n’ont pas baissé avec internet, comme on le lit souvent. En ligne, les mises à jour de sites et les mises à jour sur les réseaux sociaux sont bien plus fréquentes selon le niveau social des acteurs, mais également selon la structuration même des collectifs auxquels ils appartiennent. En étudiant les sites web et les réseaux sociaux, Schradie calcule la participation en ligne sous la forme d’un score d’activisme numérique, qui se révèle bien différent selon qu’on se situe à gauche ou à droite du jeu politique. Elle souligne que les groupes les plus actifs en ligne sont aussi les plus structurés et les plus hiérarchiques.

Un constat bien loin des promesses d’horizontalité et de décentralisation pionnières du numérique. En fait, souligne Schrardie, l’utilisation des outils repose aussi sur une structuration des échanges qui demande une organisation, qui favorise la spécialisation et l’organisation ainsi que la division des tâches. Schrardie constate que les mouvements conservateurs sont bien plus présents en ligne. Et cette présence est également profondément liée à l’idéologie que ces groupes portent. Les messages qui prônent la liberté individuelle reposent beaucoup sur une forme d’évangélisation individuelle que les individus peuvent plus facilement partager et relayer. Le message est plus étroit et plus porteur. À gauche par contre, les messages sont plus divers et prônent également une diversité. À droite, les institutions sont plus hiérarchisées et unifiées, quand à gauche, elles ont tendance à être plus fracturées. Les conservateurs du Tea Party ont un message plus simple : la diversité des sujets qu’ils évoquent est d’ailleurs beaucoup moins étendue qu’à gauche. Les outils sont mieux intégrés aux pratiques personnelles comme politiques de droite que de gauche, favorisant la distribution même des messages. Les classes moyennes et favorisées sont finalement plus organisées. Ils ont plus de moyens, synchronisent mieux leurs actions, relaient mieux leurs messages, sont mieux organisés… Les idéologies, les contextes, les inégalités, la structure des institutions et organisations sont différents d’un bord à l’autre de l’échiquier politique. Pour la sociologue, la fracture de l’activisme en ligne recoupe la fracture sociale, les différences idéologiques, d’organisation et de modèles d’organisation… Les conservateurs s’y imposent, non seulement par leurs revenus et capacités, par leur organisation hiérarchique, ainsi que par leur message… et le fait que celui-ci soit plus simple, d’une certaine manière plus partageable. Le fait qu’il repose surtout sur la liberté individuelle le rend plus facilement appropriable. Pour Schradie, le potentiel démocratique d’internet n’a jamais été atteint parce qu’il amplifie davantage les voix dominantes et marginalise davantage ceux qui ont le moins de pouvoir. Les idéaux pluralistes ne sont pas tant réduit au silence par la fragmentation des groupuscules organisés que par la structure même des inégalités. Les groupes hiérarchiques et conservateurs dominent les espaces en ligne.

Cette différence est pleinement liée aux ressources organisationnelles, mais pas seulement. L’internet favorise un individualisme en réseau qui correspond beaucoup moins aux formes organisationnelles et idéologiques de gauche que de droite. Les groupes qui dominent le militantisme numérique sont des groupes organisés et hiérarchiques, capables d’avoir l’expertise et l’organisation pour relayer et maintenir leurs messages. Les groupes organisés, avec un processus de prise de décision hiérarchisé, une division claire des tâches et disposants de ressources en personnels dédiés, sont plus efficaces en ligne que les groupes horizontaux, sans organisation structurée. Les activistes numériques en Caroline du Nord ressemblent plutôt à un membre âgé du Tea Party qu’à un jeune activiste étudiant ! Et les organisations organisées, dotées de personnels et d’organisations, sont plus à même d’être influentes que les autres. L’idéologie également est au coeur des différences. Les organisations de droites qui axent leur discours sur la liberté individuelle mobilisent mieux que les militants de gauche qui peinent à organiser un message cohérent d’un ensemble de voix qui cherche à refléter une plus grande diversité.

Sur l’idéologie, cette fracture n’est pas seulement une opposition entre conservateurs et progressifs. Les groupes de droite utilisent internet pour une mission simple : rappeler que la liberté individuelle est menacée. Les mouvements conservateurs sont unifiés dans une croyance commune, alors que les groupes progressifs, eux, sont fragmentés et sont plus préoccupés à encourager la participation de masse que l’information de masse. À gauche, beaucoup de mouvements de contestation ne pensent pas que l’engagement en ligne est une priorité, parce qu’ils pensent qu’il n’est pas un substitut à l’organisation politique. Ils ne voient l’internet que comme un outil parmi d’autres et ne l’utilisent qu’avec parcimonie. À l’inverse, les groupes de droites voient l’internet comme un moyen d’assurer et de développer leur action de lobbying et l’utilisent plus intensivement.

Pour Jen Schradie, ces trois facteurs (inégalités, institutions et idéologies) ne fonctionnent pas isolément. Ils s’amplifient les uns les autres, au profit des conservateurs et au détriment des progressistes.

La technologie a échoué à effacer les barrières structurelles à l’organisation et à l’idéologie politique

La technologie a échoué à effacer les barrières structurelles à l’organisation politique. Elle a même peut-être rendu les choses pires en créant une fracture de l’activisme numérique : « plutôt que de permettre de réparer la démocratie, l’activisme numérique a reproduit, voire intensifié, le déséquilibre de puissance préexistant ».

*

À lire Jen Schradie, on pourrait vouloir aller plus loin qu’elle ne va. On pourrait vouloir céder au déterminisme technologique et dire que les outils que nous utilisons sont politiquement orientés. Nos outils favorisent certaines formes d’idéologies sur d’autres, certaines formes d’organisation sur d’autres. Derrière les différences sociales de pratiques activistes en ligne de la droite et de la gauche américaine – qui sont indissociables, bien sûr, des classes sociales mobilisées, de l’idéologie, des modes d’organisations et bien sûr des contenus… – le constat que dresse la sociologue interroge. Il questionne les outils que nous utilisons… et montrent que leurs biais ne reposent peut-être pas seulement sur le miroir qu’ils nous tendent, mais peut-être plus profondément sur la structure même qu’ils organisent. À la lire, on pourrait se demander, assez légitimement, si le fait que les conservateurs réussissent mieux à utiliser ces outils n’est pas aussi lié à l’idéologie qui façonne ces outils. Le fait qu’ils favorisent la propagation de messages simples, leurs logiques agrégatives plutôt que disséminatrices, interrogent fondamentalement les biais cachés dans les fonctionnalités mêmes de nos outils. Quand l’anthropologue Stefana Broadbent expliquait que la captation attentionnelle était liée aux modalités mêmes d’organisation que permettent les outils (qui nous aident plus à diffuser, à interagir, qu’à nous organiser ou nous coordonner), ne pointait-elle pas un constat similaire ? Schradie refuse pourtant de céder au déterminisme de nos outils. « Le déterminisme technique est un cadre imprécis pour expliquer ce qu’il se passe. Des facteurs sociaux plus larges – institutions, inégalités et idéologies – travaillent de manière synchrone et façonnent la manière dont les groupes sociaux peuvent utiliser ces outils », nous confiait-elle. Jen Schradie est prudente. Pour elle, son travail sur la Caroline du Nord nécessite d’être complété d’autres travaux pour dépasser sa spécificité.

Interroger le rapport de la gauche à la technologie

Reste que le constat de la chercheuse pose une question de fond qui ne peut qu’interroger profondément le rapport de la gauche à la technologie. Depuis les promesses des pionniers des réseaux, la gauche a tendance à croire que les méthodes traditionnelles d’organisation ne sont plus valables ou pertinentes. Or, en démontrant que les structures organisationnelles traditionnelles renforcent l’activisme en ligne, en soulignant que cet activisme nécessite des formes organisées classiques, pyramidales plus qu’horizontales, elle rappelle que l’organisation est toujours importante. « Les groupes qui ont une philosophie (ou une organisation) plus horizontale peinent à exploiter les technologies numériques à haut niveau, comparé aux groupes les plus centralisés ». Le numérique n’a pas beaucoup modifié ou agit sur l’organisation. Si le numérique a renouvelé les théories des organisations, force est de constater que les plus centralisées et les plus organisées dominent encore largement ce paysage. C’est un coup dur pour ceux qui prônent d’autres modalités d’organisation, comme c’est plus souvent le cas à gauche du paysage politique. L’idéologie importe ! Les structures sociales sont toujours là ! La technologie ne nous a pas aidés à les dépasser ! La réalité est que les outils de communication ne donnent que plus de voix à ceux qui ont le plus de ressources. L’internet permet plus de consolider le pouvoir que de le redistribuer. Pour Jen Schradie, la nature de l’internet et de l’activisme en ligne favorise les conservateurs, et ce n’est qu’en comprenant mieux cela que ceux qui ne sont pas conservateurs auront une meilleure chance de comprendre et dominer à leur tour ces outils.

Les activistes nationalistes et les groupes survivalistes ont rejoint internet parce qu’il était un moyen d’affirmer la liberté individuelle anti-establishment qu’ils défendaient. Les conservateurs, eux, s’en sont servi pour se regrouper et faire circuler d’une manière organisée leurs mèmes et informations par la puissance de leurs structures hiérarchiques. À l’inverse, à gauche, on va en ligne pour publier des points de vue plus personnels. Et la participation individualisée et agrégative d’internet ne leur permet pas d’atteindre les modalités collectives d’action auxquels ils aspirent. Comme dans les médias traditionnels, les messages de gauche ne sont pas amplifiés de la même manière que ceux de droite. La droite utilise les médias comme porte-voix d’un message clair, simple et relativement unifié. Pas la gauche ! En s’intéressant à la fracture de la production d’information numérique, Schradie a constaté que la production de vidéo ou d’articles n’était pas uniformément répartie dans la population (cf. « Jen Schradie : « internet contribue souvent à renforcer les inégalités existantes »). Mais cette fracture ne s’arrête pas à la production. Elle se diffuse dans la structure même de l’organisation du réseau. « L’internet n’élimine ni les classes sociales ni les relations de pouvoir ». Au final, fort de ce constat, il demeure un hiatus irréconciliable : convaincre les organisations horizontales qu’elles doivent devenir plus verticales pour mieux porter leur message est difficile… et pas seulement pour une question d’organisation. Cela contredit justement ce que ces organisations horizontales cherchent à faire.

Ce constat est inquiétant, car il souligne que la fracture est profondément idéologique. Il nous renvoie à celui que dresse le dernier numéro de la revue Vacarme, sur les fractures ouvertes de la gauche, ces divisions irréconciliables qui l’empêche de peser plus fort sur la société. Ce constat interroge en profondeur nos espoirs sur la forme d’une autre société, quand la puissance de frappe demeure d’un seul côté du spectre politique. Il nous interroge en profondeur sur la portée des outils que nous utilisons. Sur nos modes mêmes d’organisation et de contre-organisation.

Crépuscule

Reste qu’à lire le livre de Jen Schradie, les belles promesses du Net nous restent à nouveau coincées dans la gorge. La technologie demeure, quoiqu’on en dise, l’outil des dominants. Pour Schradie, la recherche sur l’activisme numérique s’est trop concentrée sur certains mouvements politiques visibles et réussis et a oublié de regarder ce qui n’a pas marché, ce qu’il se passe au quotidien. Son constat demeure puissant. « La démocratie numérique est un pur fantasme lorsque des différences et inégalités structurelles persistent, non seulement en ligne, mais plus encore hors ligne, et elles peuvent être exacerbées par la domination technologique des élites conservatrices ».

L’utopie numérique des pionniers a été laminée par la surveillance intrinsèque aux outils. Voilà qu’elle est enterrée par la force même du social. L’internet n’a ni tout changé ni tout démocratisé. Au contraire, il a accéléré et renforcé les rapports de classe et la polarisation idéologique de nos sociétés.

Et la sociologue de nous prévenir. L’utopie de l’horizontalité des réseaux ne reviendra pas en nous débarrassant de Trump ou de Facebook. La technologie n’est pas magique. Elle demeure prise dans l’étau de structures sociales plus larges. Dans sa conclusion, Schrardie explique que la technologie n’a pas disrupté, aplati ou révolutionné les hiérarchies. « Internet est un outil qui favorise les gens qui ont le plus d’argent et le plus de pouvoir ». L’activiste en ligne ressemble plus à un membre du Tea-party ou un employé d’un think tank conservateur qu’à un étudiant de gauche ou qu’à un ouvrier. Pire, souligne-t-elle, ce qu’elle a vu en Caroline du Nord, c’est que l’imbrication des facteurs idéologiques, sociaux et organisationnels renforce et accélère les avantages que les conservateurs détiennent déjà. En Caroline du Nord, sans bots, sans fake news, sans interventions Russes… les messages conservateurs se sont bien plus diffusés que les messages progressistes. Sa conclusion est très sombre : « L’âge de l’utopie numérique semble être à son crépuscule. Dans la longue nuit qui s’annonce, les activistes de tout bord vont essayer de se saisir du potentiel d’internet pour leur cause. Si la fracture de l’activisme numérique continue de s’élargir, l’aube va nous amener à un âge ou seulement quelques citoyens pourront se faire entendre. Cela n’éteindra pas seulement le rêve que la technologie puisse être une force de progrès, cela éteindra aussi la possibilité d’une société purement démocratique ».

Hubert Guillaud

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Bonjour. Pouvez-vous m’indiquer ce que vous entendez par des outils à logiques agrégatives et des outils à logiques disséminatrices ? Auriez-vous quelques exemples de chaque ?
    Merci.

  2. @Chloé : les logiques agrégatives des outils, pour moi, reposent sur le fait que la plupart des outils favorisent les contenus qui s’agrégent. Youtube comme Facebook ont tendance à mettre en avant et recommander les vidéos ou articles recueillant le plus de commentaires, de partages, de like. La logique d’agrégation, d’accumulation joue à plein. De même, leurs algorithmes favorisent la dissémination de ces mêmes contenus : les plus vus sur les moins vus, ceux qui ont recueillis le plus de partages, etc.

  3. Oui, la technologie de l’information ne résout pas les problématiques, par contre elle les reformule et est souvent soutenue par d’autres dynamiques sociales. On peut regarder ce qui s’est passé avec l’imprimerie, considérer qu’il n’y a eu aucune révolution associée serait étrange.
    Après je comprends qu’il y a une possibilité comprendre la notion de révolution sous un angle romantique, mais la plupart du temps (si ce n’est toujours) les révolutions sont contingentes et leur dimension institutionnelle n’arrive jamais qu’en fin de cycle quand on n’arrive plus à lutter contre.
    J’ai un peu l’impression que cet article cherche surtout à rassurer le lecteur (et sans doute l’auteur) dans une croyance en la Fin de l’Histoire quand tout nous montre qu’il s’agissait d’une illusion. On peut s’amuser à dire que rien n’a changé depuis le début de l’humanité, ou considérer que ce qui a eu une historicité jusqu’au 20è siècle et que nous prenions jusqu’à récemment comme un invariant pourrait tout à fait continuer d’être dynamique. Si l’âge de l’utopie numérique est derrière nous (pourquoi pas), quid de l’utopie liée au système centralisateur capitalisme-industrie-nation ? sans doute pas devant nous, et de partout nous voyons bien des opportunités de dépassement et des risques d’écroulement plutôt que des signes d’une continuité linéaire tranquille.
    Avec 90% de la population alphabétisée et plus de 30% atteignant des niveaux d’instruction supérieure, les structure hiérarchiques traditionnelles n’ont tout simplement aucune chance de tenir même si à moyen terme nous allons les rigidifier. La tentation de faire redescendre nos niveaux d’efficacité de nos organisations collectives pour maintenir les systèmes que nous connaissons est grande, mais ça ne peut pas marcher puisqu’elles tendront toujours à atteindre le point de rupture actuel… sauf à réellement réussir à les saboter, ce qui revient à nouveau à parler de restructuration. Il n’y a aucun espoir de statuquo structurel, j’en ai bien peur.

  4. Facebook, une chambre d’écho des idéologies de droite ? C’est l’accusation qui accable FB ces derniers mois. Sur Politico un responsable de FB se défend, depuis les pires arguments : « Ce n’est pas son algorithme qui favorise les propos conservateurs, c’est que les propos de droite sont plus à mêmes de connecter les gens à un niveau viscéral », explique assurant de la « neutralité » de FB. « Le populisme de droite est toujours plus engageant ». Ce contenu parle à « une émotion incroyablement forte et primitive » en abordant des sujets tels que « la nation, la protection, l’autre, la colère, la peur ». » C’est pourquoi les tabloids fonctionnent mieux que le Wall Street Journal, assure le dirigeant de FB anonyme.

    Bien évidemment, comme l’explique Adam Conner, responsable de la politique technologique du Center for American Progress Action, se défendre derrière une forme de neutralité tient plus de l’abdication de responsabilité qu’autre chose. Facebook n’est pas un miroir de la société, son algorithme est un accélérateur. Pour Casey Newton sur The Verge, les débats à l’intérieur de l’entreprise semblent aussi vifs qu’ils le sont à l’extérieur. les employés sont à gauche. Les utilisateurs à droite. La direction de FB pense qu’elle peut être neutre, mais au final, elle risque surtout d’amener une forme de ruine démocratique. Malgré l’accélération des critiques, FB semble s’enfoncer dans sa croyance en la neutralité de sa plateforme.

  5. Sur le fait que les arguments de chaque partie soient très différents en terme d’impact cognitif, je me permet d’ajouter l’excellent post du psychologue et docteur en neuroscience Albert Moukheiber sur Facebook :
    « Dans les débats autour du COVID, des masques, des vaccins ou tout autre sujet qui divise actuellement notre société, on est tenté de penser que tous les arguments ont les même chances de convaincre, que c’est en s’exposant à la diversité d’opinion qu’on pourra tirer ça au clair, qu’en se basant sur leur « véracité », on pourrait trancher. Or, de grosses asymétries peuvent exister entre différents processus argumentatifs qui font que les différentes opinions qu’on peut se faire au final ne partent pas toutes avec des armes égales.

    Prenons l’exemple des vaccins pour illustrer ce propos.

    Nous voulons décider si oui ou non nous allons vacciner notre enfant et nous sommes face à deux personnes, une qui veut nous persuader de le faire, et l’autre de ne pas le faire. En bons raisonneurs critiques, on se dit qu’on va écouter les deux et faire notre choix, on va donner les mêmes chances aux deux « camps ». Or, ces deux opinions n’ont pas du tout les mêmes chances de nous persuader ni les mêmes obstacles cognitifs à dépasser:
    – Si je suis contre la vaccination, j’ai uniquement besoin de planter un doute assez minime dans votre esprit pour vous convaincre de ne pas le faire. Qui voudrait prendre un risque, même relativement petit (≈1%), de faire subir des conséquences prétendument graves à son enfant? A partir d’un seuil de perte assez bas, vous allez éviter ce comportement: j’ai besoin de vous pousser vers une aversion à la perte pour vous persuader de me suivre.
    – Inversement, si je suis pour la vaccination, j’ai besoin de vous convaincre quasiment sans l’ombre d’un doute (≈99%) pour que vous soyez persuadé de vacciner votre petit(e). J’ai besoin de vous pousser vers une prise de risque (et vous prouvez qu’il n’en est pas un) pour vous persuader de me suivre.

    L’effort de persuasion nécessaire dans le deuxième scenario est beaucoup plus important que dans le premier.

    De plus, si je suis contre la vaccination et que je veux vous convaincre de ne pas vous faire vacciner je suis en train de vous convaincre de ne « rien faire » et donc de maintenir votre « status quo », ce qui est plus facile que d’essayer de vous persuader de faire quelque chose, donc la aussi, la persuasion est complètement asymétrique.

    Cette asymétrie n’est d’ailleurs pas unique aux sujets scientifiques. On retrouve ces dynamiques argumentatives dans plusieurs sujets qui jouent sur l’aversion à la perte ou la prise de risque (ou la recherche de nouveauté) comme par exemple dans les arguments sur l’immigration:
    – Aversion a la perte: « Nous allons perdre notre identité nationale »
    – Recherche de nouveauté: « L’immigration et la diversité sont une richesse »

    Ces deux postures n’ont pas le même coût ni les mêmes dynamiques persuasives, et c’est important de garder en tête ces asymétries lorsqu’on pense ces sujets.

    Toutes les opinions ne se valent pas, non pas uniquement sur leur veracite mais aussi sur leurs couts.

    Lorsque vous êtes face à des personnes qui essayent de vous persuader d’une chose ou d’une autre, il ne faut pas croire que ces opinions partent avec des armes égales de persuasion. »