Après la Smart City, la Dark City ?

La Smart City, la ville intelligente, n’a vraiment plus la cote – mais depuis le temps qu’on le répète, on peut avoir des doutes ! Apparue il y a une bonne dizaine d’années, l’idée que les nouvelles technologies allaient fluidifier nos usages urbains semble en berne. Longtemps, les collectivités locales, soucieuses de prendre le train de l’innovation en marche, achetaient des solutions sur étagère pour entrer dans le club de la modernité. Reste qu’en même temps qu’elle déployait ses promesses, la ville intelligente a vu les critiques s’étendre, notamment autour des préoccupations relatives au respect de la vie privée, à l’image de l’annulation de l’imposant projet de Sidewalk Labs à Toronto (sur ce sujet, je renvoie aux billets de Mais où va le web@MaisOuVaLeWeb – qui expliquait en détail en 2019 les enjeux du projet et en 2020 les enjeux de l’opposition par le collectif Block Sidewalk mené par l’activiste Bianca Wylie). Si Google/Alphabet a invoqué les effets de la pandémie pour jeter l’éponge en mai 2020, le projet d’aménagement du quartier des docks de Toronto est surtout tombé sous la pression sans faille de ses opposants.

La Smart City en déshérence ?

Visiblement, la pandémie a pourtant accentué un retrait des projets de villes intelligentes, rapporte le City Monitor (@citymonitorai). Des déploiements ont été retardés ou abandonnés alors que les autorités locales ont réorienté leurs priorités et budgets vers la relance économique. Cisco a annoncé arrêter la commercialisation de son tableau de bord urbain (sur le sujet des tableaux de bord urbains, voir notamment « Les données suffisent-elles pour piloter la ville ? » et Connaître et gouverner les villes »).

Pour Nigel Jacob (@nsjacob), cofondateur du New Urban Mechanics (@newurbanmechs, blog), l’incubateur et le laboratoire d’innovation civique de la ville de Boston, les grands fournisseurs sont en train de changer de stratégie. Le City Monitor avance quelques chiffres et graphiques pour montrer le ralentissement des projets. « En 2021, l’idée que l’objectif de chaque ville devrait être de devenir plus intelligente semble douloureusement déconnectée de la réalité ». Reste, modèrent les auteurs, que les technologies ne vont pas disparaître pour autant. Les systèmes d’éclairage publics intelligents qui ont été installés, capables de s’adapter aux besoins, qui semblent rentables et durables, ne seront pas enlevés demain. Pourtant, la pandémie signe assurément la fin d’une époque.

Page d'accueil du New Urban Mechanics de Boston

Pour Story Bellows (@storybellows), du cabinet de conseil en gestion du changement urbain Cityfi (@teamcityfi, blog), voilà quelque temps déjà que les collectivités se concentrent davantage sur la création de résultats pour leurs communautés (à ce sujet, voir notamment notre lecture du livre de Ben Green, The Smart Enough City). Pour Jacob, les entreprises qui ont le plus de succès dans la vente de technologies aux collectivités locales sont désormais plutôt des petites entreprises qui proposent des solutions précises à des problèmes spécifiques et urgents, comme celles permettant de coordonner des ressources ou des systèmes de gestion de volontaires pour l’aide d’urgence. Pour Jacob, les solutions de capteurs pour la ville intelligente ne sont pas mortes, notamment avec la montée de capteurs Covid (compteurs de jauges, analyse du CO◊, caméras de prise de température, etc.), « ,mais les entreprises qui cherchent à vendre des technologies aux collectivités locales auront besoin d’un argument de vente plus percutant que le simple fait d’être « intelligent » », avance-t-il.

Changement de modèle ? Vers des villes plus sûres ou vers des villes plus agiles ?

Aux promesses d’une ville technologique intelligente et agile semble répondre désormais celle d’une ville plus froide et hostile : la Safe City, la ville sûre. Une forme de ville intelligente qui assume son idéologie, sa dérive sécuritaire. La ville est toujours bardée de capteurs et gadgets, mais désormais l’enjeu de sécurité est pleinement endossé, allant de la surveillance des individus à la prévention des risques. Comme le posait Raphaël Languillon dans un éditorial pour la Fabrique de la Cité (@FabriquelaCite), nous passons d’un modèle urbain libéral né dans la Silicon Valley à un modèle urbain autoritaire inspiré de l’hypersurveillance à la chinoise ! Un modèle que la crise épidémique bien sûr accélère.

Mais les villes en pandémie nous ont surtout montré une autre facette d’elles-mêmes : leur résilience, leur capacité à s’adapter, à se reconfigurer ! Pour s’adapter à la crise, elles ont souvent opté pour un design urbain temporaire, dont le symbole le plus éclatant a incontestablement été les pistes cyclables, les « coronapistes » comme s’en extasiait le New York Times (toutes n’ont pourtant pas été pérennisées, rapportait Olivier Razemon sur son blog dès juin 2020). Elles ont en tout cas eu plus de succès que les piétonnisations temporaires…

Les CoronaPistes vues par le New York Times

Le trottoir a été pourtant un nouvel espace de conquête, d’extension de l’espace public à l’heure où les bars et restaurants ont été autorisés à s’y étendre. Cette adaptation a, peut-être été bien plus ambigu qu’on l’a dit, comme le souligne Isabelle Baraud-Serfaty fondatrice d’Ibicity (@ibi_city) qui s’est longuement intéressée à ce sujet. Dans une interview pour Urbis Le Mag, elle souligne combien cet espace est devenu stratégique. Son encombrement est la conséquence de l’appétit des plateformes numériques qui l’ont transformé en ressource clef de leurs services : un espace à occuper, gérer et à s’accaparer ! Avec la pandémie, il s’agissait d’adapter et libérer l’espace public, comme nous y invitait dès avril 2020 l’agence Vraiment Vraiment… Ce qui suppose d’articuler l’intelligence micro-locale et la cohérence métropolitaine, de faire de l’agile, du rapide, du frugal, de l’inclusif, mais pas pour autant en mode dégradé. Nous avons vu naître une ville adaptative, bricolable, tactique, DIY (Do it yourself, à faire soi-même)… mais dont il faut pourtant mesurer les limites.

Couverture du livre de Thierry RibaultLe DIY s’est tout de même révélé comme « une maestria du bricolage piloté en temps de catastrophe », une « individualisation de l’intendance », souligne le chercheur en sciences sociales Thierry Ribault et auteur de Contre la résilience (L’échappée, 2021), dans le Monde.

Une ville adaptée… à qui ?

Reste à savoir si cette promesse d’une ville recomposée à la volée ne s’est pas perdue dans des adaptations sans cesse changeantes, si le temps long des politiques publiques ne s’est pas fracassé contre le temps court des changements incessants. La promesse d’une ville d’un coup rendue aux piétons et aux vélos a fini par générer des règles confuses. Si les rues et les trottoirs ont été un temps libéré, ce design urbain temporaire a aussi été contesté, comme le souligne le le CityLab de Bloomberg (@citylab), par exemple à Oakland où le programme de « ralentissement », de « rues pour les gens », n’a pas été reçu positivement par tous les habitants (et notamment par les communautés les plus pauvres, handicapées ou de couleurs). Pour le responsable de l’engagement communautaire du programme Just Cities, ces fermetures de rues aux véhicules ont profité aux plus riches. Même constat pour l’anthropologue et urbaniste Destiny Thomas (@drdestheplanner), dans une cinglante tribune pour City Lab : les rues sûres ne le sont pas pour les vies noires ! Face aux contestations, la ville d’Oakland a révisé son programme notamment pour que les « rues lentes » soient décidées en concertation avec les habitants. Dans d’autres villes, comme New York ou San Francisco, les habitants se sont plaints que les programmes de fermeture de rues ne s’étendaient pas aux quartiers les plus pauvres. Nombre de villes américaines en tout cas semblent avoir appris à la lueur de la crise que l’urbanisme doit apprendre à travailler avec les habitants, conclut l’article de Bloomberg. Même chose chez nous, comme le pointait le géographe Matthieu Adam (@MatthieuAdam_), chercheur au laboratoire Environnement, Ville, Société, qui a codirigé l’ouvrage Le capital dans la cité (Amsterdam, 2020) dans une tribune pour Le Monde : le vélo reste une pratique de cadres et de classes supérieures. Son développement accompagne la gentrification et renforce une conception inégalitaire de l’accès à l’espace public, rappelle-t-il.

Reste à savoir si cet urbanisme de bricolage, ce « DIY urbanism » (cet urbanisme à faire soi-même), est appelé à rester. Peut-être bien, affirme une récente tribune du City Lab qui souligne que la crise épidémique a permis à de nombreuses villes de reconquérir de l’espace pour les gens, comme la reconquête des rues aux piétons et vélos, la réaffectation de l’espace public urbain pour la restauration en extérieur ou la vente. La pandémie a favorisé la promesse souvent répétée de rues sans voitures ! Même constat pour Farhad Manjoo, l’éditorialiste du New York Times qui en juillet 2020 rêvait de villes sans voitures, comme le plus fort de la crise nous l’avait montré. Mais la reprise a depuis bien montré les limites de cette reconquête.

Reste que le coronavirus n’est pas l’aube d’une utopie urbaine ni le bon carburant d’un urbanisme plus fantaisiste qu’agile, explique Alissa Walker (@awalkerinla) dans Curbed. La journaliste rappelle combien la répression liée à la crise épidémique a bien plus frappé les plus démunis et les populations marginalisées. La réquisition des trottoirs et des rues n’a pas été équitable ! Les vendeurs de rues (quand ce ne sont pas les piétons eux-mêmes) ont été chassés pour permettre aux commerces de s’étendre. La compétition pour savoir quelle ville rendait le plus de kilomètres d’espace public aux piétons et aux vélos a surtout fait disparaître les autres besoins de ceux qui dépendent de l’accès à ces rues. « Transformer les trottoirs en restaurants revient à privatiser l’espace, en limitant l’accès à ce qui était auparavant un droit de passage public. Ouvrir une poignée de rues à un type d’utilisateur ne signifie pas que ces rues sont ouvertes à tous. » Derrière le fantasme de l’urbanisme tactique (tactical urbanism), « personne ne parle de ce à quoi ressembleront les villes lorsque la moitié des travailleurs n’auront pas d’emploi, que la majorité des petites entreprises auront fait faillite et que le nombre de sans-abri aura augmenté de 45 % ». La ville adaptative ne s’est pas adaptée à tous !

La pandémie ne devrait pas alimenter les fantasmes d'urbanistes clame l'article d'Alissa Walker

Une ville plus cloisonnée ?

Certes, durant la crise épidémique, la ville s’est plus que jamais bricolée, expliquait clairement en juin 2020 la journaliste Amanda Hurley (@amandakhurley)… À coups de films de plastiques ou de plexiglas, d’autocollants et de ruban adhésif… les bricolages ont révélé une ingéniosité locale, une forme d’urbanisme tactique désordonné, mais qui avec le temps, semble surtout avoir produit une forme de ville en attente ou pire, une ville interdite. Ces « hacks » se sont peu à peu enkystés, comme devenus permanents, mais sans plus informer de leur validité. Les changements ad hoc, impromptus, ont été déconsidérés par l’évolution incessante des règles et mesures sanitaires et policières. Amanda Hurley ne s’y trompait pas en soulignant que nombre de ces dispositifs pourraient devenir inutiles à long terme parce que nous aurions intégré les règles de villes sous pandémie. En fait, ils sont surtout devenus complexes et incompréhensibles, car changeants sans cesse, à l’image des autocollants apposés dans le métro pour contraindre à la distanciation sociale qui sont désormais devenus désuets avec le retour des voyageurs. L’urbanisme agile, tactile, a finalement bien plus éprouvé ses limites qu’autre chose ! Pire, cet imaginaire d’une ville adaptative nous a peut-être masqué finalement une transformation plus insidieuse, celle d’une ville qui tient ses habitants plus à distance qu’elle ne les a fait participer.

C’est l’idée que pointe David Banks (@DA_Banks) pour Real Life en parlant d’une ville de la souscription, où désormais tout ce que nous devons y faire nécessite une connexion. L’accès à la ville physique nécessite une inscription en ligne, à l’image des musées qui n’étaient plus accessibles aux flâneurs lorsqu’ils ont un temps rouvert, puisqu’on ne pouvait y entrer qu’en prenant un ticket en ligne. À l’heure des jauges, du rationnement des places, le numérique devient un péage pour contrôler l’accès, l’identité, l’allocation de ressources disponibles. Le QR code pour nous donner accès aux lieux publics que dessine le projet de pass sanitaire par exemple, ou la complexité du click & collect pour les petits commerces physiques, pourraient bien rendre l’accès libre et ouvert que nous associons à la vie urbaine plus entravée que jamais. À la liberté du flâneur urbain semble se profiler une ville de l’enregistrement. Banks noircit encore le tableau en imaginant une ville faite de tarifications et péages toujours plus dynamiques, une ville soumise à des niveaux de priorités différents selon ce à quoi vous êtes autorisés. Une ville des abonnés, où un ensemble technique, juridique et commercial gère la ségrégation des ressources. Des villes capables de « cloisonner des parties de la ville à la volée, sans en changer le paysage physique ».

La ville par abonnement repose sur la capacité des services à séparer les individus selon des niveaux d’accès, de services, de citoyennetés. C’est notamment le cas des applications de traçage, via les QR code qui les informent de vos déplacements parce que vous devez les scanner à l’entrée des bâtiments où vous pénétrez, comme le propose le dystopien SafeEntry lancé à Singapour. C’est le principe des passeports d’immunités également, qui annoncent un monde scannable et avec lui donc un accès différencié, où le QR Code s’apprête à être le surprenant grand gagnant de la crise, comme le remarquait très justement l’ADN.

Banks évoque également le très inquiétant Clear (@clear), un vérificateur d’identité biométrique pour les passagers des compagnies aériennes, qui permet à ceux qui souscrivent un abonnement à son service de franchir plus rapidement les contrôles de sécurité de plus de 60 aéroports et stades des États-Unis. Face à la baisse de revenus liée au ralentissement du trafic aérien, l’entreprise envisage d’étendre son service partout. Clear a même lancé à un pass santé, explique l’enquête de Dave Gershgorn (@davegershgorn) pour One Zero où l’application deviendrait l’arbitre de l’accès à la vie publique.

Clear décortiqué par Dave Gershgorn pour OneZero

Dans cette ville cloisonnée, les réponses discriminatoires se sont accentuées. À New York, explique Alissa Walker, les parcs du West Village sont restés ouverts quand ceux de Harlem ont été fermés ! « Dans la ville sur abonnement, la ségrégation sera masquée par un invisible filet de commodité et d’optimisation », explique Banks, à l’image de Whizz, une application pour aider les travailleurs des plateformes de livraisons à la demande à trouver des toilettes dans un monde où leur accès est désormais restreint.

La question de l’accès change de sens : elle glisse d’un accès en ligne à un accès au monde réel, rendant la question de la fracture numérique plus sensible que jamais ! Les applications qui aidaient autrefois les gens à réserver une table dans un restaurant deviennent le seul moyen de manger dans un restaurant ! Dans un « internet de propriétaires », la clôture numérique se referme sur chacun, comme le pointait le sociologue Jathan Sadowski (@jathansadowski, voir également « De la ville intelligente à la ville capturée »). Pour Banks, demain, nos centres-villes pourraient être restreints aux seuls abonnés d’Amazon Prime. À l’heure où nos paiements peuvent fusionner avec une vérification d’identité, de santé, d’inscription à des programmes… la ségrégation s’apprête à s’étendre au-delà des écrans en faisant se rejoindre la sécurité et la commodité, dans un monde où l’accélération technologique déborde désormais sur le monde réel.

Des villes zombies aux Dark Cities

Pour la sociologue Saskia Sassen et l’architecte Carlo Ratti (@crassociati), directeur du Laboratoire des villes sensibles du MIT (@senseablecity), le risque cependant est de nous retrouver dans des villes zombies, faites de bureaux et commerces abandonnés, à l’image des villes confinées, désertes et post-apocalyptiques. Pour les deux chercheurs, les changements qui s’annoncent sont une opportunité pour changer les politiques urbaines. Ils appellent à augmenter le « droit à la ville » d’un devoir à la ville… permettant que les actifs immobiliers soient dynamiquement réaffectés en augmentant les taxes sur les logements et bureaux vacants pour accélérer leur reconversion ou leurs usages temporaires.

Pas sûr pourtant que cet appel soit très entendu. Cette réévaluation des politiques urbaines n’est peut-être pas ce qui est en train de se passer.

Couverture du livre Machine LandscapesDans la ville en pandémie, après la ville zombie, une autre ville est apparue, comme si à la Smart City succédait une Dark City. Une ville noire ou sombre. Une ville qu’on ne voit pas ou qu’on comprend mal. Une ville qui se cache tout en laissant apercevoir ses limites, comme elle a d’un coup révélé les innombrables inégalités qu’elle dissimulait, comme les lieux de distribution de l’aide alimentaire mis en visibilité par les files d’attentes interminables d’étudiants. À l’image des dark kitchens, ces restaurants sans salles, « fantômes », ces cuisines tournées entièrement vers la livraison, accélérées par la pandémie. Ou encore des dark stores, ces supermarchés sans clients entièrement conçus pour accélérer la vente en ligne. On semble assister à la naissance d’une ville cachée, d’une ville derrière la ville, qui ne ressemble pas à ce qu’elle montre d’elle-même, à l’image des petites boutiques d’informatiques qui sont essentiellement devenues des relais de livraisons pour la vente à distance et la vente entre particuliers, sur Vinted par exemple. Une ville qui cache ses entrepôts comme elle cache ses data centers ou invisibilise les employés des plateformes de livraisons, qui sont pourtant parmi les rares autorisés à circuler sans réelles limites. Une ville qui cache ses paysages machiniques, comme le pointait l’architecte et designer Liam Young (@liam_young). Une ville qui masque les espaces construits pour en exclure les humains. Des espaces d’automatisation » comme autant de « Zones d’exclusions humaines » se répandent sur les villes. Les centres de données de Facebook nous sont totalement étrangers, alors que nous les visitons tous les jours. Comme si, des lignes d’assemblage automatisées aux centres de données, en passant par les entrepôts et serres automatisés… se construisait une ville que nous ne pouvons pas visiter, alors qu’elle structure notre expérience moderne. Dans les fermes verticales comme dans les data centers, des magasins aux espaces publics, l’être humain est le désormais le risque contaminant.

La Dark City semble à la fois fermée et ouverte, comme saisit elle-même d’injonctions contradictoires, à l’image des magasins, bars et restaurants où l’on ne peut plus entrer, mais qui restent ouverts grâce au click & collect qu’il fallait un temps soutenir, un temps empêcher, promettant une impossible transformation numérique de la ville pour pas cher. Dans la Dark City, on ne sait plus ce qui est ouvert et fermé. Même Google Maps semble désorienté.

Derrière la ville barricadée, se dessine une ville devenue brutalement et surprenamment clandestine : avec ses restaurants, salles de sports, fêtes, spectacles… Une ville à la clandestinité aléatoire d’ailleurs, où les contrôles semblent plus contingents que réguliers.

Une ville en grande partie fermée où les autorités rejettent la plupart des protocoles sanitaires proposés, mêmes les plus ou les mieux documentés (comme celui proposé par la région Nouvelle-Aquitaine pour les lieux culturels)… au profit d’une fermeture, d’un « lockdown », d’un confinement social, culturel, commercial qui dissimule d’innombrables micro-exceptions (par exemple, celle des professionnels qui conservent un accès à ce qui est interdit au quidam, ou au fait que tous les lieux clos accueillant du « public » ne sont pas soumis aux mêmes « jauges » : les écoles, les entreprises, les transports publics ne répondent pas aux mêmes règles que les magasins ou les services publics, sans compter les magasins qui ne sont pas soumis aux mêmes règles selon les produits qu’ils proposent ou leurs lieux d’implantation, à l’exemple de ceux qui sont dans des galeries marchandes…). La Dark City c’est une ville qui devient illisible, où les multiples métriques des jauges par exemple, sans cesse révisées, ne sont jamais claires ni réellement proportionnelles à l’urgence sanitaire. Dans la Dark City, les évolutions de statuts paraissent des mesures placebo, sans sciences ni bon sens, qui produit une ville sans logique, des mesures sans critères compréhensibles, où les paramètres ne cessent de se dérober à nous à mesure qu’ils se multiplient… comme face à une IA devenue folle !

Dans la Dark City, les règles ne sont plus claires, à l’image de l’extension en août 2020 du port du masque à l’extérieur à Paris à certaines zones seulement, qui faisait que l’on devait porter le masque sur certains trottoirs, mais pas d’autres où à celle plus récente d’interdiction de consommer de l’alcool dans certaines rues de Paris… Motivée seulement par une urgence sans buts, nous sommes plongés dans l’évolution dynamique et incessante des règles, dans un cumul bureaucratique inextricable, où les usagers butent sur les interdits et les autorisations jusqu’à n’y plus comprendre rien, à l’image des modalités des attestations dérogatoires… qui ont fini en partie par s’écrouler sous leur propre complexité. Dans la Dark City, la surveillance est partout punitive, toujours aléatoire, douteuse, arbitraire, à l’image des amendes laissées à l’interprétation des forces de l’ordre… Les jauges vous laissent patienter dans le froid, dehors, debout… La Dark City révèle un visage hostile : c’est une ville sans chaise où s’asseoir, sans toilettes où se soulager. C’est une ville qui régresse dans son offre, dans ses promesses, à l’image du grand retour des emballages jetables et du plastique dont on pensait être débarrassé.

La ville sombre ne semble plus du tout smart ou intelligente. Elle ne semble en tout cas plus safe, ni saine, ni sûre. Elle apparait floue, confuse à ses habitants qui la fuient, qui n’arrivent plus à suivre les efforts que la vie urbaine leur demande. C’est la ville du ruban adhésif partout, sans qu’on sache toujours clairement ce qu’il nous indique. C’est une ville où les vitrines sont tapissées d’ordres, de recommandations et de contre-ordres. C’est une ville où les installations temporaires s’éternisent. C’est une ville où les commerces s’allongent de queues interminables à l’extérieur. C’est une ville qui n’est plus accueillante à ses habitants, avec une police qui les chasse dès qu’ils s’amassent quelque part, alors qu’ils sont par nature nombreux, comme si leur densité même les avait trahis. C’est une ville qui devient illisible aux habitants, avec des interdictions complexes et fluctuantes, qui produit avec le temps une forme d’Absurdistan comme s’en amusent ou s’en désolent les réseaux sociaux ! C’est une ville fuyante, où les règles changent sans arrêt. C’est celle où la ville qui succède au jour paraît une autre ville, comme dédoublée par l’ombre d’elle-même. La Dark City est une ville que ses habitants ne comprennent plus et qui ne comprend plus ses habitants. C’est une ville qui ne semble plus aussi sûre qu’elle n’était. C’est une ville où les règles transitoires, agiles, bougent trop vite. La Dark City, c’est une ville qui cache et « en même temps » révèle sa face obscure. Une ville où les appartements deviennent nos bureaux. Une ville où plus rien n’est clair ou plus rien ne se lit. Une ville faite d’injonctions contradictoires paralysantes où ses habitants semblent déboussolés, comme s’il n’y avait plus d’orientation claire pour les guider. Une ville où on ne sait plus où elle nous emmène. Une ville masquée qui se dérobe plus qu’elle ne révèle. Une ville où l’urbanité même, le fait d’être ensemble, semble peu à peu disparaître… Dans la Dark City, c’est le sens même de la ville qui se dérobe à nous ! Une ville dont on ne sait plus quand elle desserrera ses nouveaux carcans !

Hubert Guillaud

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  1. En Allemagne, à Berlin et dans certains Landers, un test antigénique négatif effectué le jour même est exigé à l’entrée des commerces non essentiels, rapporte le correspondant à Berlin du Monde. « Au Decathlon de l’Alexanderplatz, par exemple, un test négatif ne suffit pas. Pour entrer, il faut aussi s’être inscrit préalablement en ligne et avoir choisi une heure de visite. Ailleurs, il faut scanner un QR code sur son smartphone ou, pour ceux qui n’en ont pas, remplir un formulaire à la main. » Partout, la fréquentation a chuté ! Des aménagements vont être proposés : « à partir de dimanche 18 avril, il ne faudra plus s’être fait dépister le jour même, un test fait dans les vingt-quatre heures suffira. Quant aux personnes déjà vaccinées, elles seront dispensées de l’obligation de présenter un test négatif à l’entrée des magasins. »

  2. David Belliard, maire adjoint à la ville de Paris, responsable de l’espace public, des transports et de la mobilité, revenait récemment sur Twitter sur les nouvelles règles du stationnement à Paris qui depuis le 15 mars 2021 a intégré un contrôle par lecture automatique des plaques (LAPI, dont nous parlions en 2013, ici). Pour ne pas être verbalisé, il faut donc déclarer son numéro de plaque minéralogique via un site en ligne, une application ou une borne (pas toujours facilement accessible notamment aux handicapés justement). Les changements de la ville conduisent également à la rendre plus « sombre », plus difficile d’accès pour certains plus que d’autres, nécessitant de nouvelles démarches, de nouvelles habitudes…

  3. Pour le Centre de sociologie de l’innovation, Jérôme Denis et Nolwenn Garnier reviennent sur les coronapistes parisiennes, soulignant à nouveau l’ampleur et le caractère inédit de ces innovations. Les chercheurs soulignent que ces déploiements ont bousculé les modalités habituelles de la gouvernance urbaine car elles ont été le fait des équipes techniques d’abord qui ont d’une certaine manière pris en main une question politique, tout en ouvrant aux accommodations nécessaires. Pour les chercheurs, les coronapistes marquent cependant une reprise en main des collectivités, quand l’essentiel de leurs innovations sont surtout le fait des industriels auxquels ils délèguent habituellement leur action. Pourtant, le coronapistes sont liées à une situation exceptionnelle liée à la remise en cause pratique de l’offre de transports du fait du confinement et aux longues semaines de grèves précédentes. Les conditions de l’expérimentation si exceptionnelle ne permettent pas de préjuger de leur réplicabilité…

  4. Dans un pertinent article, la Quadrature du Net souligne très justement que dans la ville sous surveillance, les technologies déployées transforment « le consommateur capté en citoyen capteur ». Leur participation est réduite au rôle de pur capteur, à n’être acteurs finalement que de « leur propre surveillance », à coproduire uniquement la surveillance, sans jamais avoir à en discuter de la légitimité.

  5. Les QR Code dans les restaurants (ces carnets de rappel électroniques) n’ont pas le succès qu’on leur prêtait, rapporte Numerama. Cette surveillance des utilisateurs se révèle finalement bien difficile à mettre en place et les utilisateurs plus rétifs à leur utilisation qu’on le pensait. Les faux certificats de vaccination ou les faux tests PCR eux aussi, viennent bousculer l’idéal hyper-rationnel d’une ville pandémique produisant une surveillance parfaite. La réalité est souvent bien plus bordélique qu’on la pense (comme disait il y a longtemps le chercheur Fabien Girardin). Un constat qui n’est pas sans rappeler les excellents scenarii que proposait en mars Sarah Wheaton pour Politico. En extrapolant notre avenir sous pass sanitaire, Wheaton nous rappelait qu’il y a un fossé entre nos idéaux et la réalité. Le technosolutionnisme ne fontionne pas si bien ! La complexité est loin d’être réductible ! Tant mieux !