Sur son compte Facebook, l’entrepreneur Tariq Krim (Wikipédia, @tariqkrim), très affecté par les attentats de novembre 2015 où il a perdu des proches, est sorti d’un long silence en publiant un texte à l’attention de ses pairs, un texte plutôt émouvant sur son désamour pour la technologie.

“Si le monde que nous construisons est tellement incroyable, pourquoi des gens ont-ils pris des armes pour tuer mes amis ?”

“Dans le monde de la technologie, on nous apprend à construire des choses rapidement. Trop vite parfois. Mais la vie et les gens ne sont pas comme des lignes de code. Nous ne pouvons pas casser des choses juste pour voir comment cela fonctionnera. Tout ce que nous créons en ligne peut avoir un impact énorme sur le monde réel. Or, nous passons trop peu de temps à étudier les conséquences de ce que nous construisons.” La concurrence pour l’attention a remplacé toutes les valeurs des pionniers de l’internet.

Et l’entrepreneur de pointer trois échecs notables du numérique.

La question de la propriété et de la culture. L’art, les magazines, les livres, les disques… l’ont aidé à façonner sa personnalité. Passer à des modalités d’abonnement électronique n’a pas de conséquence en soi, sauf si cela implique la fermeture desdits espaces. Le monde réel a traité avec beaucoup plus de respect les sous-cultures et la diversité culturelle que ne le font les méga plateformes du monde numérique, ces “Mc Donald de l’esprit”. “Il me semble que quand les gens ne possèdent rien ils n’ont rien à perdre”.

Le second problème est la question du choix algorithmique. “Ma relation avec le contenu et les idées a toujours été obsessionnelle et intense. Aujourd’hui, il est vraiment difficile d’accepter le fait que la machine doive décider ce qui est important pour moi. Parce que aussi bon les algorithmes soient-ils, ils sont des boîtes noires sur lesquelles nous avons très peu de contrôle.” Bien sûr, nous avons besoin du filtrage des machines. Mais honnêtement, sommes-nous débordés à cause de nos vies ou à cause de nos outils ? “Je rejette la philosophie sous-jacente de cette nouvelle conception technique”. Nous ne devrions pas optimiser et appliquer les machines apprenantes à tout. Le contenu est comme la vie. Le plaisir nait de situations désordonnées et imprévisibles. De la sérendipité. Des petites choses que la technologie veut rendre impossible…

Le troisième écueil que pointe le développeur est l’impossibilité à ralentir. Les produits de la Silicon Valley, temple de la méditation, ne sont que des produits pour accélérer le temps et le stress. Alors que nos interactions semblent limitées, les réseaux sociaux nous poussent sans cesse à élargir le cercle de nos relations. “La plupart des outils que j’ai dans mon téléphone ne savent pas m’aider à profiter du moment présent. Aucun d’eux ne vit dans le présent. (…) La nouvelle ruée vers l’or vise à dominer le futur proche : un monde où nos actions à venir (…) peuvent être transformées en actions monétisables.” Pour Tariq Krim, nous avons vu émerger des plateformes géantes, sans aucune réflexion sur leur impact. “Nous avons conçu un monde insoutenable pour la planète et pour notre cerveau.”

Et l’entrepreneur de conclure à un appel pour un autre internet, un internet différent, qui offre aux utilisateurs l’accès à d’autres choix, à d’autres outils, à d’autres idéologies. “Je veux arrêter de dériver. Je veux revenir à la construction de produits qui me feront aimer à nouveau l’avenir.”

”Il n’y a jamais eu une vérité et un seul chemin pour y parvenir, en particulier avec la technologie. Nous avons surtout besoin que plus de gens fassent entendre leur voix, une autre voix, et c’est de cela dont je souhaite faire partie.”

Et Guillaume Champeau de Numerama (parmi nombre de réactions que l’article a suscité sur Facebook) d’aller dans le même sens : “Tariq met les mots justes sur ce que je ressens aussi depuis des années. Probablement depuis que le streaming a remplacé le P2P, parce que c’est le consumérisme qui a remplacé un idéal de partage. Facebook a remplacé les blogs qu’on créait nous-mêmes, Google est devenu un monstre à s’approprier le Web alors qu’il y donnait accès, l’IA est basée sur des services qu’on ne maîtrise pas, on développe une robotique ultra performante sans vraiment s’inquiéter du chômage (comme si Schumpeter nous sauverait encore…), on s’obsède à rechercher les « licornes » chez nos start-up sans regarder si, juste, une boîte créée de l’emploi avec un modèle viable pour tout le monde, etc, etc. Et en plus, nous n’osons plus dire ce que nous pensons vraiment, les réseaux sociaux sont des réseaux de pression sociale.

Il est temps de se poser, et de proposer un autre Web. Un Web debout.”

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