Technologie et rupture – Philippe Silberzahn

En analysant l’évolution technologique des tests de grosesse, le spécialiste de l’innovation, Philippe Silberzahn, éclaire d’une manière limpide ce qu’est la technologie :

“On peut tirer plusieurs leçons de cet exemple : la première c’est une
définition de ce qu’est la technologie. La technologie, c’est une
connaissance accumulée sous forme utilisable.

La deuxième, c’est que la technologie encapsule cette connaissance
dans des objets tangibles (test de grossesse, ordinateur, boussole) et
intangibles (recettes de cuisine, algorithmes) qui permettent à ceux qui
ne maîtrisent pas cette technologie de l’utiliser. La technologie est
donc une forme accumulée de la connaissance des uns, utilisable par
d’autres. Le test individuel encapsule, en quelque sorte, cinq cent ans
de développement des connaissances sur la question en une forme
utilisable par quelqu’un qui ne dispose probablement d’aucune
d’entre-elles. C’est donc un objet intermédiaire.

La troisième est que la plupart du temps ces objets encapsulent non
pas une mais plusieurs technologies, parfois des centaines, imbriquées
les unes dans les autres. Dans le cas d’un téléphone mobile aujourd’hui,
les technologies sont tellement nombreuses qu’on ne peut les compter.
L’objet encapsulant est donc également un agrégateur et un intégrateur
de ces technologies qui sans lui ne seraient pas utilisables ensembles.

La quatrième est que, en mettant une somme de connaissances créées
par certains (appelons-les les experts) à disposition de ceux qui ne la
possèdent pas (appelons-les les non-experts), sous une forme utilisable
par ces derniers, elle permet à cette connaissance d’être utilisée sans
les experts. Cela paraît évident, mais cette évidence est rarement
admise dans ses conséquences pratiques. C’est en effet là que se situe
l’élément vraiment disruptif. Les experts créent un objet qui permet de
se passer d’eux. Cela permet le passage à l’échelle : avant le test
individuel, la présence du médecin est nécessaire (on apporte le
‘problème’ à la solution), ce qui représente un point de blocage. Avec
le test individuel, des millions de tests peuvent être faits sans
intervention de l’expert (on apporte la solution au ‘problème’) : une
condition qui nécessitait une expertise humaine très importante et très
chère, un médecin, un technicien de laboratoire et toute une batterie de
technologies, est désormais traitée par un petit objet coûtant trois
euros que la patiente peut utiliser seule.

Les conséquences sociales sont donc réelles : pour un domaine donné,
l’expert est de moins en moins nécessaire au fur et à mesure que l’on
franchit les étapes de ce processus. En médecine, ce qui nécessitait
l’intervention d’un spécialiste est peu à peu pris en charge par un
médecin généraliste, puis par une infirmière, puis par l’individu
lui-même. On a donc une démocratisation progressive du domaine. Pour
monter un film, il fallait un expert, aujourd’hui on fait cela sur
Youtube, gratuitement. Du coup, on peut avoir des milliards de vidéos.

Cette « démocratisation » du domaine fait naturellement l’objet d’une
résistance, parfois féroce, de ceux qui maîtrisent chaque étape. Les
médecins s’opposent ainsi férocement à l’auto-médication. Les monteurs
vidéo se moquent du travail d’amateur des vidéos Youtube. L’argument le
plus souvent invoqué est celui de la sécurité et de la qualité. « Sans
nous, attention à la perte de qualité. » Dans le domaine de la médecine,
comme il s’agit de vie ou de mort, l’argument porte souvent.

L’argument de la qualité, cependant, ne tient généralement pas :
l’expérience montre qu’un tel développement augmente la qualité. Ainsi,
Shouldice, une clinique canadienne qui ne traite que des hernies, et
rien d’autre, a-t-elle un taux d’échec post-opératoire très largement
inférieur à celui des hôpitaux. Dans la plupart des cas, la qualité est
« suffisante » pour la plupart des utilisations et réserve ainsi le
recours à l’expert aux situations particulières. L’appel à l’expert est
supprimé, ou raréfié (dans le cas du test, on peut faire confirmer par
un médecin, dont le test sera marginalement plus fiable, mais c’est
rare).

Il faut noter, pour terminer, que le numérique est particulièrement
disruptif en ce qu’il permet un partage accéléré de la connaissance, et
donc une démocratisation accélérée.”

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