Depuis plusieurs années, au travers de programmes de recherche et de groupes de travail, l’Europe creuse la question de la « fracture numérique » – ou plutôt, pour reprendre l’expression désormais consacrée à Bruxelles, de « l’e-inclusion ». Ces travaux commencent à trouver leur voie dans l’expression politique, notamment celle de la nouvelle commissaire à la Société de l’information et aux Médias, Viviane Reding.
Le principal enseignement que l’on peut tirer des travaux d’études (en particulier de l’excellent projet SIBIS) est le suivant : malgré l’augmentation très significative du taux d’accès à l’ordinateur, à l’internet, au téléphone mobile, la fracture numérique n’a pas décru en Europe depuis 2000, et très peu depuis 1997.
L' »index de fracture numérique » dans l’Europe des 15, 1997-2000
(source : SIBIS. Attention, le schéma se lit « à l’envers » : plus les barres sont courtes, plus l’indice de « fracture » est élevé. L’écart entre les femmes et les hommes est ainsi faible et décroissant, tandis que l’écart fonction du niveau d’éducation est très fort et tend plutôt à s’agrandir)
Comment cela est-il possible ? Le « Digital divide index » du projet SIBIS s’intéresse, non pas à l’équipement ou l’accès, mais à l’usage régulier du l’ordinateur et de l’internet, à domicile d’une part, et dans d’autres contextes (travail, enseignement, espaces publics…) d’autre part. Et constate que l’écart d’usage ne se réduit pas. Encore ne s’agit-il là que de moyennes. Certains écarts ont tendance à se combler de manière spontanée : c’est notamment le cas de l’écart entre les sexes et dans une moindre mesure, de l’écart entre les plus de 50 ans et les autres. En revanche, les différences liées au revenu et au niveau d’éducation apparaissent structurelles et résistantes. La fracture numérique exprime d’une autre manière la fracture sociale, ce qui ne saurait étonner.
Second enseignement des études : quand on s’intéresse de près à ce que les gens font des outils technologiques, l’écart apparaît encore plus grand. Premier écart, celui de la compétence, opératoire (se servir d’un ordinateur, de logiciels), mais surtout générale (travailler avec les TIC, rechercher, trier et exploiter l’information, imaginer la manière d’accomplir une tâche via les outils et réseaux numériques, etc.). Mais des comités tels qu’ESDIS (« Groupe de haut niveau sur l’emploi et la dimension sociale dans la société de l’information ») estiment qu’il faut pousser plus loin l’analyse : « Il ne suffit pas de se concentrer sur l’accès et les compétences pour promouvoir l’inclusion socio-économique. [Les politiques d’e-inclusion doivent aussi] s’intéresser à la manière dont les TIC s’intègrent dans la vie quotidienne des gens. En prêtant une plus grande attention au capital social, au bien-être individuel et à la qualité de vie, la connexion entre l’adoption des technologies et la participation de chacun à la société pourrait s’établir plus facilement. » Autrement dit : d’une part, progresser dans l’accès et la formation est une condition nécessaire, mais nullement suffisante ; d’autre part, l’expression « fracture numérique » masque, ou exprime, ou sublime, une multitude de différences, écarts, tensions, fêlures et fossés – qui doivent être compris, mais pas nécessairement combattus ; enfin, la question qui compte est celle des moyens et capacités dont disposent les individus pour exprimer leur potentiel, vivre leur vie, participer à la vie sociale.
Les politiques nationales et européennes restent encore très en deçà de cette vision. Au point que la Commission européenne elle-même reconnaît qu' »il est difficile d’établir
un rapport direct entre les tendances et phénomènes réels et les mesures politiques
associées » et qu' »à tous égards, il semble qu’il y ait plus d’initiatives et d’actions isolées que de stratégies de grande envergure » (Rapport conjoint sur l’inclusion sociale, décembre 2003, pp. 86-90). Phénomène multiforme et mouvant, la « fracture numérique » cherche encore ses politiques. La promotion de l’équipement et des usages ne répond pas à la question. La formation ne suffit pas. Le développement de l’e-administration est à double tranchant : dans certains pays particulièrement ambitieux en la matière, l’e-administration tend à devenir obligatoire (et à faciliter la réduction de la présence physique des administrations) et accroît l’exclusion plutôt qu’elle ne la réduit.
La connaissance acquise grâce aux recherches européennes permet cependant d’identifier quelques nouvelles pistes. La première consiste à réintégrer l’e-inclusion dans l’objectif global de « cohésion sociale » – et à utiliser les TIC comme des outils au service des politiques sociales en général. La seconde consiste à s’intéresser aux initiatives locales, aux micro-projets, aux communautés : si l’inclusion se mesure à la participation plutôt qu’à la consommation, c’est à ces niveaux-là qu’il faut chercher de nouvelles inspirations.
0 commentaires
> Depuis plusieurs années, au travers de programmes de recherche
>et de groupes de travail, l’Europe creuse la question de la “fracture numérique”
… la charte pour l’inclusion numérique et sociale en est un exemple parmis d’autres. Elle propose quelques pistes de reflexion et d’action.
-> http://charte.velay.greta.fr
jerome.combaz
Pour signaler laparution prochaine de « La fracture numérique Nord-Sud » chez Economica, préface du porfesseur Roux.
certaines des analyses faites dans un contexte Nord Sud me paraissent pertinentes dasn le contexte Européen et en particulier les nouveaux marchés des petits consommateurs.