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Le Bien commun à la croisée des enjeux sociétaux, économiques et technologiques

Deux jours de travaux de l’Université de printemps de la Fing permettent d’enrichir notre compréhension du sujet que nous nous étions assigné ; mais certainement pas de l’épuiser. Revenons, pour commencer, sur cet exercice collectif (dont chacun peut consulter les traces en vidéo et les premières productions textuelles). La première difficulté, stimulante, en est la nécessité de confronter les spécialités, de se prêter aux approches les plus abstraites, voire les plus érudites, comme aux illustrations les plus concrètes, de manier des notions juridiques, des théories économiques, tout en parlant de politiques publiques, d’appropriation sociale, d’investissements en recherche et développement ou en infrastructures, mais aussi de consortiums de standards, de communautés de développement libre, de copublication sur wiki, et sans que rien de tout cela puisse être mis à l’écart. Ce travail de déspécialisation, d’universalité, est au cœur de notre sujet : un exercice d’intégrité, c’est-à-dire d’entièreté, s’impose, si l’on considère qu’aucun des champs abordés n’est dissociable des autres, et que la segmentation de ces domaines en dilue le sens. Ainsi les questions de vocabulaire sont-elles particulièrement présentes dans ces travaux, à commencer par la différence établie entre « le » Bien (commun, public, collectif), horizon convergent des sociétés humaines, et « les » biens (publics, publics mondiaux, privés, collectifs), partageables, vendables, ou « impayables », inaliénables.

Concrètement, au-delà des idées générales, voire généreuses, que peuvent retenir de ces travaux les acteurs économiques, technologiques et collectifs ? Au-delà de l’échange d’idées, nous sommes confrontés à quelques questions urgentes, et qui viennent précisément du terrain, des praticiens : celle de la dynamique économique, celle de l’innovation technologique, celle de l’appropriation sociale, celle de la gouvernance du réseau. Les innovateurs, par exemple, ne travaillent pas seulement pour repousser les limites de la technique, ni pour faire du neuf, mais du « meilleur », et pour cela ils ont besoin d’avoir un meilleur accès à la recherche, à l’investissement et au marché. Des passerelles, un langage commun, un terreau fertile, c’est de cela qu’il s’agit. Les standards ouverts et l’interopérabilité encouragent leurs efforts. Les menaces sur la cohésion de l’internet, les freins à son appropriation, les manœuvres pour établir ou rétablir l’emprise d’acteurs dominants ou d’oligopoles sur les réseaux, les applications, les œuvres de l’esprit ou les outils d’échange, tout cela va à rebours de la communauté de développement qui fait aujourd’hui ses preuves dans les standards et le logiciels et qui semble inspirer un modèle de coproduction de notre avenir commun.

Prises au piège du court terme, de la financiarisation et de la publication trimestrielle des résultats, nombreuses sont les entreprises (SSII, opérateurs, entreprises de services, industriels,…) qui n’ont pas les moyens de l’avenir, qui brûlent leurs vaisseaux pour assurer le présent immédiat ; en peu d’années, la casse est considérable, et l’absorption des acteurs les plus fertiles et les plus dynamiques par les plus puissants n’est pas toujours fructueuse : le passage de l’opportunisme au long terme apparaît de plus en plus comme une nécessité économique et sociale.

Confrontées à l’effet de polarisation des réseaux vers les grands centres urbains, les collectivités territoriales engagent, non sans inquiétude, un effort d’investissement dans leurs infrastructures de boucle locale et leur raccordement aux grandes dorsales. A minima, elles améliorent les conditions de la concurrence et répondent aux besoins les plus urgents, dans une démarche défensive, de survie ; les exemples les plus réussis vont plus loin, développant à l’intérieur de leurs « premiers kilomètres » un contexte d’appropriation et d’échange propice au développement local, donnant de meilleures armes aux acteurs de l’éducation ou de la solidarité comme aux industries, dans une vision rénovée des services publics. Les politiques de développement économique territorial trouvent leurs formes, à l’ère de la coopétition, avec le développement, entre autres, des clusters.

Face aux lignes de fracture et d’exclusion de nos sociétés, le prisme du Bien commun renforce les approches fondées sur l’appropriation active plutôt que celles, binaires, normatives et peu fertiles, de l’« accès », plutôt qu’une logique de l’offre à laquelle il faudrait s’adapter, une impérieuse mutation de société qui aurait ses retardataires. Stimuler la participation, et non seulement la consommation, c’est une modalité qui peut trouver un nouveau souffle, dans le champ de la cité et de la démocratie comme dans celui de l’éducation et de la connaissance, et bien d’autres.

La question de la « gouvernance », enfin, commence à s’évader des cercles spécialisés pour être mise en partage. Le Sommet mondial de la société de l’information de Genève en décembre 2003 a montré les écueils de l’implication des Etats dans l’avenir de l’internet, et les limites de la participation (restreinte et peu représentative) de la « société civile », mais au moins a-t-il eu le mérite d’enclencher un processus à l’échelle du globe, avec une prochaine échéance proche, celle de novembre 2005. D’ici là des questions s’ouvrent, comme celle de la part inaliénable de l’internet et de l’intérêt de la notion de « bien public mondial », et celle de la consolidation d’une gouvernance qui pallie, dans un contexte de fortes tensions entre acteurs, l’absence de « gouvernement » du réseau.

Si l’on peut assigner à l’idée (on ne peut plus générale) de Bien commun une utilité précise, ce serait probablement de ne pas se contenter de nos schizophrénies, de ne pas se résoudre au plus petit dénominateur commun (entre intérêt public et intérêts privés, entre l’économique et le social, entre le citoyen et le consommateur, entre pays riches et pays pauvres,…), et d’en relever chaque jour et constamment le seuil, dans les représentations comme dans les actes.

Les travaux de l’upfing sont en ligne, ouverts aux contributions sous forme d’articles et de commentaires. Le chantier que nous avons ouvert s’achèvera en septembre par une nouvelle journée de rencontre, et donnera lieu à publication.

Jacques-François Marchandise

Echange ou distribution : au coeur du débat

Pour éviter que les hauts débits ne fondent leur croissance sur la destruction de valeur dans les industries de contenus, il faut taxer les débits remontants : c’est, comme nous l’écrivions il y a quelques semaines, l’analyse que font les auteurs de l’étude Contango sur « Les enjeux économiques de la distribution de contenus ». Une nouvelle note (1) décrit par le menu les bénéfices et les conditions de mise en oeuvre de la mesure recommandée par l’étude. Elle présente l’avantage de nous mener au coeur du débat.

Rappelons le raisonnement sur lequel se fonde l’étude. En facilitant la distribution de copies parfaites, la numérisation et le développement des réseaux détruit l’économie de la création. Cette destruction fait partie des facteurs qui attirent les consommateurs vers le haut débit, dont elle subventionne en quelque sorte la croissance. Les mesures techniques (DRM) et judiciaires (poursuite des utilisateurs) comportant des inconvénients notables, la réponse la plus efficace et la plus économiquement vertueuse consiste à tarifer les communications montantes, les données émises par les utilisateurs de l’internet.

Il ne s’agit pas, insistent les auteurs, d’une taxe, mais d’un prix qui serait perçu par les fournisseurs d’accès. L’objectif est de contraindre – par la loi – le système de prix à envoyer les bons signaux au marché, à décourager l’échange et encourager la distribution payante en ligne.

Nous signalions dans l’édito du 27 janvier les principales faiblesses de cette étude : surestimation massive du « transfert d’utilité » des contenus vers l’accès, sous-estimation des facteurs endogènes de la baisse des ventes de musique (fin d’un cycle de croissance du secteur, concurrence d’autres médias, insatisfaction des consommateurs… voir « P2P et musique : quelques approches alternatives« ).

Mais le coeur du débat est ailleurs : pourquoi, au juste, veut-on développer l’internet ? Pourquoi tous les pays, des plus pauvres aux plus riches, en font-ils un objectif politique majeur ? Est-ce vraiment parce que nous avons besoin d’un nouveau réseau de distribution de contenus et de services ? Ou bien s’agit-il de doter la « société de la connaissance » d’une infrastructure destinée à faciliter l’échange, la circulation, la coopération, la création et l’innovation ?

Le choix de l’équipe Contango est clair. Présentant son travail le 1er mars, le directeur de l’étude Olivier Bomsel déclarait :  » La distribution doit être favorisée par rapport à l’échange. L’objectif est de protéger la propriété de la destruction. Il convient de ne pas transformer les biens privés en biens publics (…) C’est une décision d’ordre public et industriel. »

En suivant les auteurs, on présentera également le choix en termes économiques : quelles « externalités » des réseaux considère-t-on comme les plus importantes, d’un point de vue quantitatif et philosophique : le développement de la communication et des échanges (y compris économiques), ou la bonne santé de l’économie actuelle de la création culturelle ?

Le débat est bien posé – c’est le mérite de l’étude. En revanche, la vision des auteurs paraît singulièrement unilatérale. A les lire, l’innovation et la création légitimes ne peuvent provenir que des entreprises culturelles et des grands acteurs installés des télécoms. Que l’évolution des techniques et l’innovation de service associée puisse remettre en question les frontières et modèles traditionnels (2), ne semble pas entrer dans leur cadre d’analyse. Que l’innovation sur l’internet soit presque toujours venue d’ailleurs, d’en-dessous du radar des grands acteurs, ne les trouble pas.

Globalement, pour l’étude – qui traduit sans doute un sentiment largement répandu dans certains secteurs – il ne peut guère y avoir de très bonnes raisons pour les utilisateurs d’émettre des données sur les réseaux. Tout juste la note concède-t-elle des  » exemptions dérogatoires  » en faveur de la communication privée, avant de préciser qu’elles s’appliquent uniquement  » si [les fournisseurs d’accès] s’engagent à contrôler la licéité des échanges  » (s’agit-il alors de communication privée ?) et si ces services sont clairement recensés dans un catalogue qui ne saurait être offert que par les fournisseurs d’accès. Quid, alors, des services indépendants de webmail, de téléphonie, de visiophonie, de messagerie instantanée ?…

Proposons donc une première liste (à compléter dans le forum lié à cet article !) d’usages « remontants » assez incontestables et qui ne relèvent pas de la communication privée : la télé-santé et le maintien à domicile ; les webcams et la télésurveillance ; le télé-enseignement ; la démocratie électronique participative ; les sites web hébergés sur des machines privées (et demain, associés à toutes sortes d’objets) ; les échanges professionnels entre PME ou indépendants abonnés à des accès grand public ; le travail coopératif ; les oeuvres que leurs auteurs ne souhaitent délibérément pas protéger ; les services d’impression de photos numériques ; les jeux en réseau…

En résumé, taxer le débit montant est une proposition centrée sur les problèmes du jour que rencontrent les industries culturelles (et qu’il ne s’agit aucunement de nier), dont le coût social et économique sera sans commune mesure avec ses avantages supposés.

Mais au fond, là n’est pas la question. Ce dont il s’agit dans cette proposition – qui présente l’intérêt d’exposer au grand jour un débat qui n’est pas neuf – est simplement de défaire tout ce qui fait de l’internet un réseau différent de ceux qui l’ont précédé, tout ce qui explique son incroyable développement depuis 20 ans, tout ce qui en fait le formidable support d’innovation qu’il est aujourd’hui. Pourquoi pas ? Le débat n’est pas illégitime, même si l’on pouvait penser l’avoir dépassé. Souhaitons néanmoins que l’appel des auteurs à une « décision rapide » n’incite pas des législateurs pressés (dans tous les sens du terme) à prendre des mesures qu’ils regretteraient bien vite (3).

(1) Olivier Bomsel et Gilles Le Blanc, « Distribution de contenus sur Internet – Analyse économique des remèdes au contournement des droits de propriété intellectuelle » (.pdf)
Site de l’étude Contango

(2) Par exemple, la tarification téléphonique à l’appel, ou les différences entre communications fixes et mobiles – les auteurs développent la thèse un peu étrange selon laquelle le renchérissement de l’internet fixe serait nécessaire au développement de l’Umts…

(3) Le récent rapport du Committee for Economic Development, organisme américain, développe longuement ce risque :  » Les législateurs et les acteurs doivent réaliser que des lois et des règles conçues dans l’urgence pourraient avoir des conséquences inattendues et ralentir le rythme d’innovation et de croissance économique (…) La priorité doit être donnée à la recherche et l’expérimentation de nouveaux modèles d’affaires pour les entreprises de contenu . »